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"C'est une chasse aux sorcières" : le sociologue Eric Fassin dénonce les propos de Frédérique Vidal sur l'"islamo-gauchisme" à l'université

France-Info
"C'est une chasse aux sorcières" : le sociologue Eric Fassin dénonce les propos de Frédérique Vidal sur l'"islamo-gauchisme" à l'université

Après avoir dénoncé "l'islamo-gauchisme" qui toucherait selon elle l'université, la ministre de l'Enseignement supérieur a annoncé avoir demandé une enquête à ce sujet au CNRS. Elle a depuis été recadrée par Emmanuel Macron.

Frédérique Vidal a provoqué la colère d'une partie du monde universitaire. La ministre de l'Enseignement supérieur a été recadrée par l'exécutif après avoir annoncé, mardi 16 février, une enquête du CNRS pour réaliser "un bilan de l'ensemble des recherches" qui se déroulent en France. Après avoir pointé du doigt sur CNews l'"islamo-gauchisme", l'objectif de la ministre était de trier le bon grain et l'ivraie, de distinguer ce qui relève de la recherche académique et ce qui correspond à du militantisme.

 

Pour tenter de comprendre ces propos et la vive polémique qu'ils ont suscitée, franceinfo a choisi d'interroger le sociologue Eric Fassin, enseignant-chercheur à l'université Paris-8, qui travaille notamment sur les questions de genre et de race.

Franceinfo : Comment avez-vous réagi à l'annonce de la ministre de l'Enseignement supérieur qui souhaitait demander au CNRS "un bilan de l'ensemble des recherches" ?

Eric Fassin : Il s'agit d'une chasse aux sorcières ! Ce n'est pas un bilan des recherches, mais un tribunal de "l'islamo-gauchisme", comme l'annonce clairement Frédérique Vidal sur CNews. Or ce mot n'a rien de scientifique : c'est un slogan polémique venu de l'extrême droite. Certes, à l'Assemblée nationale, la ministre change de lexique et parle de "post-colonialisme", mais quand Jean-Pierre Elkabbach lui parlait sur CNews de "race, genre, classe", elle approuvait aussi. C'est tout et n'importe quoi !

Cela fait peur : Marlène Schiappa prétend que ces études seraient financées au détriment d'autres. C'est une invention complète, mais on comprend que nos maigres financements pourraient être menacés. C'est le spectre de la censure. Qui est visé ? Quiconque déplaît au gouvernement, ou à Valeurs Actuelles.

Par le choix des mots, la ministre semble quand même désigner une partie des recherches en sciences sociales, non ?

Effectivement, ce sont les sciences sociales critiques. Que veut dire ce mot ? Non pas critiquer ou dénoncer, mais remettre en cause l'évidence des choses. Quand on parle d'intersectionnalité, par exemple, comme je le fais dans mon enseignement, en articulant race, genre et classe, on donne à voir la complexité du monde. Du même coup, on interroge l'ordre social. Au lieu de faire comme s'il allait de soi, comme s'il était naturel, on montre que les normes sont politiques : elles reproduisent des rapports de domination multiples.

C'est bien pourquoi il est absurde de prétendre que les études postcoloniales, les recherches sur le genre, la race ou l'intersectionnalité, seraient "identitaires", et donc "séparatistes" : c'est tout le contraire. Parler de domination, c'est poser la question de la source des inégalités, dont l'aggravation menace la cohésion de notre société. Autrement dit, il s'agit d'égalité et non d'identité. Quand Emmanuel Macron accuse (cité par Le Monde) les universitaires qui parlent d'intersectionnalité de "casser la République en deux", doit-on comprendre que l'égalité ne fait plus partie de la devise républicaine ?

Quelle est la proportion des recherches visées par la ministre ?

De quoi parle-t-on ? Moi, je travaille sur l'intersectionnalité, mais ce n'est pas la même chose que les études postcoloniales ou décoloniales. Admettons qu'on mette tous les savoirs critiques dans le même sac… Il n'empêche : cela ne représente pas beaucoup de monde, peu de financements, aucun laboratoire, aucun master.

En revanche, il y a effectivement une génération nouvelle de chercheurs et de chercheuses qui, sans en faire leur spécialité, incluent ces questionnements dans leurs travaux. Si vous étudiez les métiers du "care" – qui s'occupe des personnes âgées dans les Ehpad, qui garde nos enfants ? –, il faudra bien parler de classe, mais aussi de genre et de race. La menace pèse-t-elle seulement sur quelques spécialistes, ou plus largement sur les collègues qui osent inclure dans leurs recherches ces questions que leurs aînés ont ignorées ?

Quel est, selon vous, le but de la ministre avec cette demande de bilan ?

Je ne suis pas sûr que la ministre souhaite véritablement obtenir un rapport sur un phénomène précis. Son intervention a pour objectif d'être discutée dans les médias, et de ce point de vue, elle a réussi. Même si aujourd'hui elle est amenée à reculer. Le risque, c'est l'intimidation. Par exemple, j'ai participé avec une collègue, Caroline Ibos, à un rapport du CNRS sur la pandémie de Covid-19. Nous y avons parlé d'intersectionnalité. Pourquoi ? Parce qu'il est clair que, dans le monde entier, le coronavirus touche davantage les classes populaires et les minorités raciales ; et en France comme ailleurs, les soignants sont souvent des personnes appartenant à ces mêmes catégories. Est-ce que la ministre demande au CNRS de renoncer à en parler ?

Comment se fait-il qu'au moment même où on a besoin de ces outils, on veuille nous les interdire ? Puisqu'il s'agit de l'université, comment ne pas voir que, pour étudier la précarité étudiante, il faut bien poser ces questions intersectionnelles ?

Frédérique Vidal évoque "des universitaires qui se disent eux-mêmes empêchés de mener leur recherches, leurs études". A quoi fait-elle référence ?

A la "cancel culture". C'est pour le moins paradoxal : on prétend lutter contre l'influence intellectuelle des Etats-Unis en important, avec le mot, cette polémique états-unienne. On rapporte quelques anecdotes, sans les vérifier ; on répand des rumeurs infondées... Bref, on rejoue la polémique d'il y a 30 ans contre le "politiquement correct". Les gens qui ont tout le temps la parole disent qu'on ne peut plus rien dire. Par exemple, il suffit d'un tract d'une association trans contre l'invitation de Sylviane Agacinski à Bordeaux pour qu'on parle de censure. L'université lui a pourtant proposé un débat ; mais celle-ci l'a refusé. Qui peut croire, sérieusement, que les personnes trans ont pris le pouvoir ?

Les pressions, je les vois dans l'autre sens. Quand le ministre de l'Education nationale dénonce une "complicité intellectuelle avec le terrorisme", je nous sens d'autant plus menacés que cette rhétorique de la trahison, relayée par des magazines comme Le Point et Marianne, est partagée avec l'extrême droite la plus violente sur les réseaux sociaux. Aujourd'hui, dans les médias, de France Inter au Monde, où sont tous ces "islamo-gauchistes" qui sont censés empêcher tout le monde de parler, et dont tout le monde parle ?

Pensez-vous que les déclarations de la ministre de l'Enseignement supérieur ont un objectif politique ?

On a vu récemment le débat entre Gérald Darmanin et Marine Le Pen. Qu'est-ce qu'il en est ressorti ? D'une part, la présidente du RN qui dit au ministre de l'Intérieur : "J'aurais pu signer votre livre." D'autre part, Gérald Darmanin disant à Marine Le Pen qu'elle était "trop molle" sur les questions liées à l'islamisme. A l'approche de l'élection présidentielle, la stratégie d'Emmanuel Macron, portée par son gouvernement, est claire : sur l'identité nationale, comme Nicolas Sarkozy en 2007, occuper le terrain de l'extrême droite ; ne pas s'en démarquer, mais préempter la rhétorique identitaire du RN. Au fond, c'est le triomphe d'Eric Zemmour, peu importe qu'il soit condamné par la justice. Les vrais racistes, nous dit-on, ce sont les antiracistes et les universitaires qui étudient les discriminations raciales !

Reste un espoir : peut-être la ministre est-elle allée trop loin. Le gouvernement qui l'a poussée pourrait bien la lâcher. En effet, la conférence des présidents d'université (CPU) a réagi avec clarté : il ne faut pas "raconter n'importe quoi". Le CNRS aussi, en répondant que "l'islamo-gauchisme n'est pas une réalité scientifique." On a le sentiment d'un sursaut. Hier encore, des collègues applaudissaient les attaques de nos gouvernants. Aujourd'hui, tout le monde comprend que personne n'est à l'abri. Il ne s'agit pas de quelques "islamo-gauchistes" supposés. Il en va des libertés académiques. C'est un enjeu démocratique pour toutes et tous.

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