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DE L'INTELLIGENCE DES LANGUES

 DE L'INTELLIGENCE DES LANGUES

{Un Séminaire sur l'intercompréhension des langues s'est tenu au cours de la première semaine du mois de décembre sur le campus de Schoelcher, en Martinique, à l'Université des Antilles et de la Guyane. Ornanisé par la CORPUCA, avec la collaboration du CRILLASH et du CIRECCA, ce séminaire a été ouvert par un discours du professeur Jean Bernabé, l'éminent créoliste, qu'on lira ci-après...}

Discours d’ouverture
de
Jean BERNABE

De l’intelligence des langues

_ Monsieur le Président de la CORPUCA,
_ Monsieur le Représentant de la DGLF-LF
_ Monsieur le Président du Conseil Régional de la Martinique
_ Monsieur le Président de l’Université des Antilles et de la Guyane,
_ Madame le Directrice du SCD
_ Monsieur le Doyen de la faculté des Lettres et Sciences Humaines

Mesdames et Messieurs,

Je ne saurais commencer ce discours d’ouverture de nos travaux sans rendre hommage à la parfaite collaboration qui s’est instituée entre notre Président, le professeur Georges VIRASSAMY et son prédécesseur immédiat, le professeur ARCONTE, président de la CORPUCA. Ce dernier est mathématicien et de surcroît, grand ami des arts, lettres et sciences humaines. Il n’a eu de cesse d’entretenir avec le CRILLASH une collaboration qui a commencé à la genèse même de notre laboratoire dans le courant de l’année 2006 (quand il était encore à la tête de notre université) et qui ne s’est jamais démentie. J’en veux pour preuve l’organisation conjointe de deux manifestations scientifiques : SENGHORIANA, en 2006, Hommage à Jacques Roumain en 2007, et maintenant ce séminaire sur l’intercompréhension des langues. Je ne doute pas qu’il agrée avec enthousiasme une quatrième manifestation, CESAIRIANA qui pourrait, en avril 2009, célébrer le premier anniversaire de l’en-allée du grand poète de la Négritude.

Quand le thème du présent séminaire m’a été indiqué par le président ARCONTE, j’y ai spontanément souscrit, acceptant d’emblée la perspective d’une nouvelle coproduction, à l’image des précédentes. L’intérêt de ce sujet m’est apparu avec une évidence confortée par l’éclatement linguistique qui caractérise notre archipel, dont l’anthropologue Jean BENOIST a dit qu’il était inachevé. Nous voilà donc saisis du vœu on ne peut plus prométhéen de contribuer par les moyens des sciences humaines au parachèvement du monde caribéen. Ce n’est pas, vous vous en doutez, une mince affaire.

Je suis conscient de ce que nous n’avons pas encore développé au sein de l’ISEF, dirigé avec la compétence que l’on sait par le professeur Pierre DUMONT, une telle orientation, privilégiant pour des raisons historiques une approche plus traditionnelle du Français Langue Etrangère. Mais, pour en avoir parlé avec le professeur DUMONT et les professeurs Corinne MENCE, Maurice Belrose et Lionel Davidas, tous trois spécialistes de langues et civilisations étrangères (hispaniques et anglo-saxonnes), je suis convaincu que ce séminaire marquera une étape décisive dans l’approche des méthodologies visant à supprimer les barrières linguistiques dans la Caraïbe. Je me dois de vous avouer que, ayant coordonné l’élaboration du dossier en vue de la nouvelle habilitation du CRILLASH au titre du prochain contrat quadriennal 2010-2013, j’ai souhaité et fait en sorte que l’intercompréhension figure comme un des axes fondamentaux de notre projet de recherche, auquel, est-il besoin de le préciser, cette rencontre servira opportunément de tremplin.

Ainsi donc, il apparaît de prime abord que la thématique dite de l’intercompréhension des langues est d’une absolue pertinence. Cela dit, je ne m’autoriserai pas moins quelque impertinence comme m’y incline mon penchant naturel. En effet, les premières analyses que je développerai devant vous ne seront donc rien moins qu’iconoclastes. Oui, briseur d’idoles en ce que je remettrai en question deux mots, langue et intercompréhension, sans lesquels il ne reste plus aucun objet à notre séminaire, ce qui pourrait nous amener à le clore avant même que d’en avoir fait l’ouverture. Situation étrange, puisque je n’ai pas du tout l’intention de vous laisser en plan. Ce ne serait ni correct ni gratifiant.

Tout d’abord, le terme « langue ». Aussi paradoxal que cela paraisse, depuis les travaux fondateurs de Ferdinand de SAUSSURE sur l’opposition langue vs parole, les linguistes savent que les langues n’existent pas à proprement parler, sinon comme des systèmes abstraits. Ce sont des fictions, des représentations, des abstractions, bref, des projections construites à partir d’une réalité concrète qui n’est autre que la parole. « Les langues seraient-elles de inventions des linguistes ? », c’est la question qui sert de titre à un ouvrage de Louis-Jean CALVET. Ainsi donc, parler de langue française, anglaise, chinoise, créole, c’est se livrer à une réification. Ce serait donc pour des raisons de commodité que l’on parle de langue pour caractériser la permanence structurelle de faits de parole. Mais c’est aussi parce que, dans la linguistique traditionnelle, prévaut la notion de discontinuité sur celle de continuité. Si nous acceptons cette commodité – et comment hésiterions-nous à consacrer un usage courant et bien pratique ? – et si nous adhérons à cette vision discontinuiste, nous ne sommes fondés à le faire que pour autant que nous souscrivions à la nécessité de nous référer au sujet, lequel est de manière incontournable présent dans la parole, qui, elle, s’inscrit au contraire dans un continuum. C’est que les langues ne se parlent pas. Je veux dire : ne sont pas parlées sans un organe qui, en français s’appelle la langue, ce qui nous renvoie à des considérations physiologiques, impliquant un appareil phonateur complexe, dont cet organe constitue tout à la fois une métaphore (cette figure de style correspond à un transfert de sens) et une métonymie (figure qui, comme vous le savez, consiste en l’évocation de la partie pour le tout). L’anglais, s’agissant du système, emploie le mot « language » et désigne l’organe que constitue la langue sous la dénomination de « tongue ». Mais ce dernier terme peut aussi désigner la langue comme système. Je veux pour preuve de cet usage l’existence d’un créole du plateau des Guyanes, le sranan-tongo, expression qui, littéralement, signifie « langue du Surinam ». Le recours au terme « tongue » pour désigner un idiome s’inscrit dans une perspective continuiste du langage et contredit une vision structuraliste, aujourd’hui dépassée, laquelle effaçant le sujet, exalte l’omnipuissance du système. On aura compris qu’il existe des philosophies du sujet et des philosophies du système, comme le fut, par exemple, le structuralisme. Cela ne veut pas dire qu’entre les langues et entre les cultures il n’existe pas des compatibilités et des incompatibilités systémiques qui à elles seules peuvent favoriser où empêcher respectivement, d’une part, l’intercompréhension des langues et, d’autre part, la coexistence pacifique des communautés. En ce sens, on peut penser, à titre d’exemple et s’agissant des données culturelles, que le port du voile sous la forme du hijab constitue une incompatibilité structurelle entre les sociétés qui l’exige et celles auxquelles cette coutume est étrangère.
Il paraîtrait plus pertinent de remplacer le mot « langue » par celui d’ « idiome » chaque fois qu’il s’agit d’une langue particulière et non pas de la langue comme système abstrait.

Ensuite, le mot « intercompréhension ». Il implique une alternative selon laquelle les langues sont intelligibles et/ou intelligentes.
- le premier terme de l’alternative (celui qui concerne le fait que les langues sont intelligibles) ne pose pas problème dans la mesure où les langues sont objets d’une activité cognitive, d’une intellection. La théorie sémiotique, dans sa définition du signe linguistique, ne dit pas autre chose puisque dès SAUSSURE, la dichotomie signifiant/signifié est au cœur même de la constitution du langage. Le signifiant «/tabl/ (en français), /tab/, (en créole)/teibl/ (en anglais), /mesa/ (en espagnol), /trapedza/ (en grec) correspond à un signifié « un plateau supporté par des pieds ». Cela est du domaine du pensable, du conceptualisable.

- quant au deuxième terme de l’alternative (à savoir que les langues se comprennent), il peut prêter à caution : il supposerait que la langue soit intelligente, c’est-à-dire qu’elle soit constituée en sujet. Cela ne peut que masquer, oblitérer, annuler le sujet de la parole et par là même ne peut que ruiner toute intersubjectivité. On est en plein anthropomorphisme, puisqu’on prête des traits humains à un objet qui est non humain et, de surcroît, abstrait. En sorte que, dans une telle perspective, l’intercompréhension des langues fait penser à l’expression « guerre des langues » ou encore « guerre des civilisations », cette dernière expression ayant rendu célèbre l’Etasunien Samuel HUTTINGTON, en vertu de quoi les humains se trouvent absous de leurs turpitudes dès lors imputées, au prix d’un simple transfert, aux langues et aux civilisations, qui, décidément, ont bon dos. Manière en somme de « botter en touche », expression qui ne peut qu’être familière au président ARCONTE, grand footballeur devant l’éternel, mais je n’aurai garde de penser qu’il est un praticien de cette manière de faire. En d’autres termes, on l’aura compris, ce sont les êtres humains et non les langues et les cultures qui se battent. Là encore nous avons affaire à une figure de style métonymique, expression d’un transfert.

Ainsi donc les langues se parlent, je veux dire : sont parlées, mais elles ne parlent pas. Pas plus, d’ailleurs, qu’elles ne pensent. Seuls les humains, en leur qualité de sujets, parlent et pensent ! Il leur arrive même de parler avant de penser. Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas en train d’insinuer sournoisement et avec une ingratitude et une goujaterie peu admissibles, en l’occurrence, que les instigateurs de ce séminaire en auraient proclamé l’intérêt avant que d’en penser les contenus et les enjeux scientifiques. Loin de moi cette idée. Mais trêve de plaisanterie et de fantaisie ! Je vais arrêter là ce qui, aux yeux des naïfs que vous n’êtes pas, aurait pu avec une certaine inattention s’apparenter à une entreprise perverse de démolition de ce séminaire, dont la réalisation m’est chère. Je ne veux donc pas omettre d’ajouter à mon propos faussement destructeur que, si la notion d’intercompréhension des langues a pu s’instituer et être officialisée, cela tient au fait que la méthodologie qui la sous-tend est née du constat que certains idiomes sont structurellement et/ou génétiquement si proches qu’il semble plus facile à leurs locuteurs d’en abaisser les barrières qui les séparent que si ces derniers se trouvaient confrontés à des langues typologiquement et génétiquement fort éloignées les unes des autres. Cela signifie que la méthodologie de la didactique de l’intercompréhension n’a pu se développer qu’à partir non seulement de l’idée mais encore de l’expérience d’une proximité des langues. On aura compris que la pratique linguistique concernée par ce concept réside dans le fait suivant : « je parle ma langue, tu parles la tienne et nous nous comprenons, parce que chacun de nous a une compétence passive de la langue de l’autre ». En sorte que ce serait considérablement limiter les ambitions méthodologiques de cette démarche que de la confiner dans la posture du proche, en la coupant du lointain. Autrement dit, on peut penser que l’intercompréhension des langues n’est féconde que si, ne se limitant pas à une même famille de langues, elle met en œuvre la confrontation entre langues vraiment différentes.

Parvenus à ce point de l’écoute de mon exposé, vous devez vous poser la question de savoir quelle légitimité j’ai ; en quoi, moi, qui ne suis pas didacticien des langues, je suis fondé à prendre la parole, fût-ce de manière protocolaire, sur une problématique qui requiert une véritable expertise dans le domaine concerné. À votre interrogation, je peux répondre que ma qualité de créoliste pourrait, à elle seule, me désigner pour élaborer, en amont, une réflexion qui touche aux questions cruciales liées aux phénomènes de rupture communicative, eux-mêmes reliés la plupart du temps à des ruptures historiques. En effet, les créoles apparaissent toujours dans des situations particulières marquées par une déperdition. Par là même, ils constituent un dispositif propre à recréer une communication mise à mal par l’histoire. L’apport de la créolistique, science jeune de langues jeunes (je veux dire : nées avec la geste impérial de l’Europe hors de ses frontières), l’apport, disais-je de la créolistique tant à la linguistique générale qu’à la sociolinguistique a pu être décisif parce que les langues dites créoles sont, comme l’a dit le linguiste Claude HAGEGE, de véritables laboratoires vivants. On l’aura compris, rien de ce qui concerne les questions que posent le langage ne saurait être étranger aux créolistes. S’agissant précisément de ce qu’il est convenu d’appeler l’intercompréhension des langues, il apparaît que la genèse des créoles apporte une lumière particulière sur sa problématique, ses fondements et ses enjeux. En effet, deux théories antinomiques visent à rendre compte de la formation des langues créoles. Chacune a ses adeptes et ses pourfendeurs. L’une repose sur la mise en exergue d’une étape de pré-créolisation liée à un processus dit de pidginisation (un pidgin étant une langue d’appoint élaborée par des communautés linguistiquement différentes) tandis que l’autre envisage le procès de créolisation sans pidginisation.

Dans le cadre de la première hypothèse, avant que ne se déclenche la phase de pidginisation, se trouvent en présence deux groupes humains linguistiquement différents. La situation peut alors se résumer de la façon suivante : je parle ma langue, tu parles ta langue et nous ne nous comprenons pas. Nous sommes là dans une situation radicalement différente de celle que suggère l’intercompréhension des langues. La pidginisation, si on en retient l’hypothèse, consistera alors à mobiliser une compétence active commune s’exprimant à travers l’élaboration d’un instrument de communication constitué précisément par le pidgin. Le recours au pidgin est localisé, faut-il le préciser, dans les lieux publics du contact entre les travailleurs et leurs patrons ou maîtres. Mais une fois que chacun des groupes a réintégré sa sphère propre, le pidgin n’est plus utilisé. Si on prend le cas de tel ou tel pidgin qui s’est formé en Chine au XIXième siècle dans les plantations d’hévéa, on note que les coolies chinois une fois rentrés chez eux vivent en chinois, tandis que leurs patrons européens vivent en anglais, lisent Shakespeare. Le pidgin, par nature, n’a pas de littérature. Selon cette conception, il est une situation où le pidgin accède au stade de créole : c’est quand le groupe dominé, pour des raisons historiques comme la traite, n’a plus la possibilité de recourir à sa langue d’origine. C’est le cas des esclaves, plus ou moins coupés de leurs racines linguistiques et culturelles africaines. On parle alors de nativisation du pidgin, processus qui en fait un créole. Le créole peut alors, dans le cadre de cette théorie, se définir comme un pidgin devenu langue maternelle d’une communauté qui dans une interaction avec un groupe dominant a été privé de sa langue maternelle. C’est précisément le cas des Africains arrachés à leurs patries et à leurs dieux et mis en situation de ne pas pouvoir utiliser leurs langues d’origine.

Dans le cas de la seconde hypothèse, même si le pidgin n’est pas sollicité en tant qu’inducteur génétique de la créolisation, cela ne change rien à la situation sociolinguistique. On notera que, quelle que soit l’hypothèse retenue, les esclaves n’avaient pas d’autre choix que le créole, tandis que les maîtres, dans les toute premières générations du moins, pouvaient dans la plupart des cas disposer du créole et de la langue dominante (anglais ou français ou portugais etc.). Là se trouve l’origine historique de la diglossie. Il apparaît que la problématique communicative (avec médiation ou non du pidgin) est le passage d’une pratique d’enfermement de part et d’autre dans la langue d’origine à la construction d’une langue commune. Car le créole n’est pas une création des seuls esclaves, mais le résultat d’une interaction entres groupes alloglottes (je veux dire parlant des langues différentes). Ce long détour m’aura permis d’induire que la réflexion sur la genèse des créoles est de nature à éclairer les processus en cause dans l’intercompréhension des langues et que, inversement, l’étude des mécanismes à l’œuvre dans l’intercompréhension des langues ne peut qu’éclairer le dispositif de la créolisation. Ces effets croisés ne peuvent qu’être féconds au plan de la recherche.

La proximité de Sainte Lucie et de la Dominique, pays de langue officielle anglaise, par rapport à la Guadeloupe et la Martinique, territoires de langue officielle française, constitue la chance d’un terrain expérimental privilégié pour cette méthodologie. Un terrain où l’UAG, l’Université des West Indies, les universités d’Haïti, de Cuba et de la République Dominicaine peuvent conjuguer leurs efforts dans une coopération exemplaire. En effet, le voisinage géographique de ces quatre îles de la Caraïbe orientale permet de tester deux caractéristiques qui sont, d’une part, la parenté génétique et d’autre part, la parenté typologique. On retrouve ici la problématique de la proximité et de l’éloignement de langues inscrites dans une interaction communicative. Les créole dits à base lexicale française de la Dominique, la Guadeloupe, la Martinique et Sainte-Lucie sont intercompréhensibles : ils sont dans une relation de proximité génétique avec le français, mais, au contraire, dans une relation d’éloignement typologique particulièrement grand avec cette même langue. Ces mêmes créoles sont, en revanche, dans un rapport d’éloignement génétique avec l’anglais, et moins éloignés typologiquement de cette dernière langue que du français. Je pourrais citer comme exemple le non accord en genre et en nombre des adjectifs avec le nom auquel ils se rapportent. Cela dit, on assiste aussi à une anglicisation secondaire des créoles de la Dominique et de Sainte-Lucie, phénomène qu’il conviendra de prendre en compte. On voit donc que tous les ingrédients et paramètres sont réunis pour mener à bien une étude cohérente, économique et efficace.

Le contact de ces différents créoles avec le français met en évidence de manière spectaculaire des phénomènes dits de continuum qui font qu’il n’est pas toujours facile, voir possible de référer telle ou telle phrase au français ou au créole. En effet, si on a une phrase telle que :
Sé vini man ka vini,
elle relève d’une construction qu’on retrouve dans tous les créoles, quels que soient leur langue-base et que les linguistes dénomment clivage du prédicat. Le clivage du prédicat n’existant pas en français, si un créolophone produit l’énoncé :

C’est viens que je viens,
il utilise une forme influencée par la grammaire créole mais qui ne peut en aucun cas ressortir à la grammaticalité du français. Ce n’est donc pas un énoncé du français standard, même si un certain français antillais peut le revendiquer. Nous sommes donc dans une zone intermédiaire ( ou interlectale) qui ne relève ni du créole ni du français et qu’une didactique de l’intercompréhension doit absolument prendre en considération. Cela signifie que la linguistique du discontinuum, celle qui établit une frontière entre les langues, ne suffit pas à rendre compte de tous les faits de langue inscrits dans la parole et qui sont essentiellement des faits de continuum. On retrouve là l’opposition saussurienne langue vs parole, qui doit constituer un fil directeur de la méthodologie, sinon à mettre en place en matière d’intercompréhension des langues, en tout cas à affiner, si tant est que cela n’a pas déjà été fait. Cela dit, je le répète, ma réflexion opère en amont et, n’étant pas didacticien, donc ne me trouvant pas aux prises avec les problèmes d’apprentissage, je ne contrôle absolument pas les données de l’aval. C’est pourquoi j’ai personnellement été de ceux qui ont souhaité que Monsieur Pierre Janin, spécialiste de cette méthodologie, nous entretienne de façon experte de cette approche, de plus en plus prisée et utilisée dans la sphère de la politique linguistique européenne.

J’ai dit précédemment que les langues ne sont pas intelligentes au motif qu’elles ne sont pas des sujets. Cela ne veut pas dire qu’elles ne véhiculent pas de l’intelligence, je veux dire : de la cognition. À cet égard, je dois remercier le professeur Robert Damoiseau d’avoir, de concert avec moi, jeté les bases d’une approche cognitive de la grammaire créole et développé, dans cette même perspective, des travaux comparatifs. Je me contenterai d’illustrer mon propos par la construction du verbe créole « ba » correspondant au français « donner » et à l’anglais « to give ». Ce verbe implique, du point de vue cognitif, la notion de transfert d’un objet O d’un sujet A vers un sujet B. Donner, c’est pour un sujet A le fait mettre un objet O en disjonction avec lui-même et en conjonction avec un sujet B. Au plan cognitif la question est de savoir quels sont les rapports qui unissent A, B et O. On notera qu’il y a deux types d’objets : ceux dont le transfert implique obligatoirement une disjonction d’avec le sujet A et ceux dont le transfert n’implique pas de disjonction. Dans le premier cas, on aura, par exemple, le mot « argent », « lajan », « money ». L’argent que je donne ne m’appartient plus. Dans le deuxième cas, on aura, par exemple, les mots « amour », « lanmou », « love ». Je ne peux pas dire : « Je t’ai donné mon amour, il ne m’en reste plus ». L’amour est un objet qu’on peut transférer sans en être dépossédé. Il en va de même du savoir. Il serait incongru de la part d’un professeur de dire à ses élèves : « je vous ai donné mon savoir, il ne m’en reste plus ». On peut supposer qu’il existe des langues où cette différence de nature de l’objet a un effet sur le traitement cognitif des énoncés comportant ces verbes. Ce n’est pas le cas en créole, en français et en anglais. Cela dit, le traitement cognitif du verbe DONNER est différent dans ces trois langues.
- En créole, on a :
ba an moun an bagay (fr : donner une personne une chose), seule possibilité syntaxique, qui implique que le destinataire soit toujours placé avant l’objet donné. On ne peut pas avoir : *ba an bagay an moun
- En français, on peut avoir :
.soit : donner quelque chose à quelqu’un
.soit : donner à quelqu’un quelque chose
Dans ces deux cas, le destinataire peut être placé avant ou après l’objet. Il est impossible de dire :
*donner quelqu’un quelque chose (qui serait un créolisme).
- en anglais, on a :
.soit : to give somebody something
.soit : to give something to somebody
. .soit encore : to give to somebody something (même si cette construction est moins courante).

On constate que l’anglais connaît à la fois les constructions du créole et celles du français. On peut donc dire qu’il offre un spectre cognitif plus large que le créole et le français pour ce qui est de la construction de ce verbe. Mais sur quoi repose le traitement cognitif de ces constructions. Il repose sur le fait que DONNER implique prioritairement soit un destinataire soit un objet du don. La priorité cognitive accordée au destinataire est marquée par la proximité immédiate du destinataire par rapport au verbe DONNER (ba an moun an bagay du créole et to give somebody something de l’anglais). Autrement dit, nous avons affaire là à un principe sémiotique qui n’est autre que celui de distance, relevant de l’iconicité, c'est-à-dire de la ressemblance entre un phénomène et sa représentation linguistique.
Dans les autres cas, le destinataire est précédé d’une préposition : à, en français et to, en anglais. En d’autres termes l’existence de ces prépositions qui indiquent le transfert vers le destinataire fait que la position du destinataire est indifférente, dès lors qu’il comporte un marqueur propre à le désigner comme destinataire. De tous ces exemples on conclut que la place d’un mot est fonctionnellement aussi importante syntaxiquement que les outils grammaticaux comme les prépositions.

Je ne prolongerai pas davantage mon discours dont les aspects analytiques deviennent si pesants qu’il cessera bientôt d’être protocolaire pour se transformer à tort en intervention de spécialiste. Car je le répète, l’analyse linguistique est indispensable à la didactique mais ne peut se substituer à cette dernière. C’est dire qu’un avenir plein de promesses me semble ouvert à la didactique de l’intercompréhension, pour peu qu’elle intègre une dynamique cognitive. Je souhaite conclure mon exposé sur deux remarques qui peuvent paraître contradictoires, mais ne le sont pas en réalité :

1/ la didactique de l’intercompréhension n’est pas une didactique alternative, mais une didactique complémentaire. Elle n’est pas une fin en soi, mais un moyen. Elle ne doit pas priver les apprenants d’apprendre les langues étrangères, c'est-à-dire de faire l’expérience de l’altérité. Il ne faut pas se contenter de comprendre la langue de l’Autre, il faut aussi la parler. « Je parle ma langue et tu parles la tienne et nous nous comprenons » ne peut être qu’une étape vers l’assomption complète des langues étrangères.

2/ cela dit, il convient de prendre la mesure du mot d’Edouard Glissant, qui peut se ramener à l’énoncé suivant : « Tu me parles dans ta langue, mais c’est dans la mienne que je te comprends ». Cela nous renvoie à une problématique qui cesse d’être celle des langues pour devenir celle, plus fondamentale, du langage. En d’autres termes, toute cognition s’effectue par rapport au sujet, processus qui implique une solide réflexion sur les conditions et les enjeux de l’intersubjectivité dans la communication humaine. Nous aurons l’occasion d’envisager ces questions dans ma communication intitulée « Fondements sociolinguistiques, sémiotiques et éthiques de l’intercompréhension des langues ».

Mesdames et Messieurs, je vous remercie de m’avoir accordé votre aimable attention.

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