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DUVALIER ET LA MAFIA AMÉRICAINE OU COMMENT HAÏTI A ÉTÉ ET CONTINUE D’ETRE PILLÉE…

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DUVALIER ET LA MAFIA AMÉRICAINE OU COMMENT HAÏTI A ÉTÉ ET CONTINUE D’ETRE PILLÉE…

Voici un article sur un pays cher à mon coeur, un des plus pauvres, un des plus rebelles à qui l’on a fait payer la première révolte victorieuse des esclaves déportés. Le blog Le monde du sud offre à ses lecteurs les bonnes feuilles sur le dictateur François Duvalier. » A un moment où il y a dans les airs toutes sortes de palabres sur la vie et l’oeuvre de ce chef d’orchestre du fascisme tropical, nous prenons plaisir à offrir à nos lecteurs ces bonnes feuilles de l’ouvrage de Leslie Péan intitulé Haïti : Economie Politique de la Corruption — Tome 4 L’ensauvagement macoute et ses conséquences (1957-1999) qui est sorti aux Editions Maisonneuve et Larose à Paris à la fin du mois de mai. C’est une introduction pour comprendre le massacre des destinées d’Haïti au 20e siècle. « 

 Les années 60 sont celles de la grande collaboration entre la mafia et la CIA particulièrement pour assassiner Fidel Castro à Cuba. D’après les enquêtes de la Commission d’Investigation du Sénat américain présidée par le sénateur Frank Church, (dite Commission Church) la CIA a joué un rôle non moins important dans l’élimination physique d’autres dirigeants politiques dont Patrice Lumumba au Congo en août-décembre 1960 (l’assassinat eut lieu en janvier 1961), Rafael Léonidas Trujillo en République Dominicaine le 30 mai 1961, Ngo Dinh Diem au Vietnam le 2 novembre 1963, le Général Schneider le 19 octobre 1970 et le Président Salvador Allende le 11 septembre 1973 au Chili. Mais dans ces cas précis, la collaboration de la mafia ne fut pas nécessaire et fut remplacée par celle des militaires. Les services américains de renseignement utilisaient les techniques de collaboration avec la mafia longtemps éprouvées à la fin de la guerre en Italie, en 1944-1945, pour bloquer l’avancement des communistes ou encore avec la mafia au port de Marseille en France pour éliminer les syndicats sous influence communiste qui pouvaient empêcher la distribution du matériel militaire en Europe. L’expérience des succès remportés par la CIA pour corrompre le mouvement ouvrier en France en 1947 fera dire à Thomas Braden, ex-directeur de la division pour les organisations internationales de la CIA : « Je suis heureux que la CIA soit « immorale » ». Et même à ce moment là, si l’on en croit Richard Harris Smith, les services d’intelligence américains n’étaient pas à leur coup d’essai, car avant-même la création de la CIA, les services de l’Office of Strategic Services (OSS) avaient déjà utilisé l’argent pour corrompre et diviser le mouvement ouvrier français.

La collaboration de la mafia avec l’Etat américain ne concerne pas uniquement l’Europe. Aux Etats-Unis, par exemple au cours de la guerre, la mafia sera recrutée par le Département de la Défense pour assurer la sécurité sur les chantiers navals. Selon Jacques Almaric, « La Navy, craignant pendant la guerre les actes de sabotage sur les quais de la côte Est, passa un accord par l’intermédiaire de Meyer Lansky avec Lucky Luciano, alors condamné à la prison à vie. En vertu de cet accord, Luciano s’engageait à faire surveiller les docks par ses hommes. A la fin de la guerre, Luciano fut libéré sur parole et, à la surprise générale, renvoyé, libre, en Italie. » Ce sont ces principes de politique pragmatique que le gouvernement américain appliquera au niveau de sa politique internationale et qui expliquent l’impunité dont jouissent leurs collaborateurs des régimes dictatoriaux. On s’explique que Meyer Lansky, ce grand patron de la mafia juive aux Etats-Unis, ait pu terminer ses jours calmement en Floride, après avoir régné sur le crime organisé pendant plus de 40 ans.
Les rapports qui se développent entre la mafia et la CIA ne seront pas à sens unique. S’ils permettent à la CIA d’atteindre ses objectifs d’éliminer des communistes, la mafia va se retrouver renforcée. De cette manière, le travail de la Drug Enforcement Agency (DEA) ressemble à celui du rocher de Sisyphe, car les trafiquants de drogue poursuivis par la DEA sont souvent les mêmes qui travaillent avec la CIA. C’est le cas pour le trafic de l’héroïne de l’Asie vers les Etats-Unis qui a augmenté sensiblement comme conséquences des activités clandestines de la CIA en Birmanie et en Afghanistan. La collaboration de la mafia avec la CIA fera dire à Ralph Salermo, un consultant expérimenté auprès du Congrès américain, que « le crime organisé mettra un jour un homme à la Maison Blanche et elle ne le saura que lorsque l’addition lui sera présenté. » Cela semble avoir été le cas avec Lyndon B. Johnson en 1964 ou encore avec Richard Nixon à la Maison Blanche en 1968. L’argent sorti des casinos du multimilliardaire Howard Hughes au cours d’une décennie a semblé jouer un rôle déterminant dans la carrière politique de Nixon.

Robert Maheu, propriétaire d’une agence de détective privé, connu pour ses services rendus tant à la FBI qu’à la CIA et à Howard Hughes, donne des perspectives claires qui indiquent les nombreuses redevances de Nixon envers les hommes du milieu. Par exemple dès 1954, Robert Maheu sur les recommandations du Président Eisenhower mettra des écoutes téléphoniques dans les bureaux de l’homme d’affaires Aristote Onassis à New York pour recueillir des informations afin de construire une propagande contre ce dernier pour détruire le contrat de la compagnie maritime d’Onassis avec l’Arabie Saoudite l’autorisant à transporter le pétrole brut de ce pays. Richard Nixon qui était alors vice-Président et qui participait aux réunions de la National Security Council (NSC) explique à Robert Maheu que c’était une affaire d’importance qui concernait les intérêts de sécurité nationale des Etats-Unis. Et qui demandait de prendre toutes les mesures nécessaires (y compris l’assassinat d’Onassis) pour empêcher que ce contrat soit signé. Robert Maheu n’eut pas besoin d’attenter à la vie d’Onassis. A partir des écoutes téléphoniques, il fabriqua une histoire de pots-de-vin payés par Onassis à des officiels arabes dans l’entourage du roi saoudien, dissémina les termes du contrat dans un journal italien en arrosant les journalistes avec de l’argent de la CIA, et obtint l’annulation du contrat par les autorités saoudiennes. La version de la collaboration de Robert Maheu dans le rapport de la Commission Church apporte l’élément additionnel que Maheu travaillait pour un compétiteur américain d’Onassis.

Selon la Commission Church, « en 1954-1955, Maheu a coopéré avec la CIA dans le but d’empêcher qu’un contrat soit signé avec le gouvernement d’Arabie du Sud, lequel contrat donnerait virtuellement à une personne le contrôle complet sur le transport du pétrole de l’Arabie du Sud. Bien qu’il soit employé par un compétiteur de celui qui avait le contrat, Maheu a travaillé en étroite collaboration avec la CIA. Maheu a témoigné qu’après avoir consulté l’Agence (la CIA), il a mis une écoute téléphonique dans la chambre du détenteur du contrat, puis s’est organisé pour créer un cadre afin d’annuler le contrat en publiant son contenu dans un journal de Rome qui avait été acheté avec des fonds fournis par la CIA ».
 

L’Etat de droit utilise l’illégalité et la corruption pour défendre ce que ses dirigeants perçoivent et définissent comme ses intérêts sécuritaires. Les pratiques courantes et durables des dirigeants politiques consistant à sous-traiter leurs activités sécuritaires en dehors du droit avec des officines criminelles constituent une menace sérieuse pour la démocratie. Les rapports que la CIA a développés avec les gangsters Santos Trafficante de la Floride, Sam Giancana de Chicago et Carlos Marcello de Dallas et de la Nouvelles Orléans ont contaminé les services secrets. Le rôle de sous-traitant qu’a joué l’agence de détective privée de Robert Maheu, entité externe au gouvernement et pouvant le protéger au cas où les choses tournent mal, en contactant ces fameux gangsters pour l’élimination de Fidel Castro n’a pas été une exception. L’analyse du rapport de la Commission Church indique que la suppression du droit est inscrite dans le droit, et fait partie du nouvel ordre juridique mondial qui fait de l’Etat d’exception, la règle. Cette pratique de gouvernementalité est devenue un dispositif d’actions des hommes de pouvoir donnant naissance à de nouvelles contradictions qui démultiplient la corruption et en font une intériorité externe au système dominant. Ce sont justement ces activités criminelles de la CIA avec la mafia qui lui ont enlevé un peu du lustre que cette institution ainsi que les autres services de renseignement (NSC, DIA, etc.) ont eu dans les plus prestigieuses universités américaines (les Ivy League schools). Un constat que fait Howard Hart, ancien directeur des activités clandestines de la CIA liées à la lutte contre le crime et le narco-trafic, quand il explique comment il est devenu difficile à la CIA de recruter des agents des meilleurs universités américaines pour ses activités clandestines (clandestine services).

Il importe de remarquer que d’après le rapport de la Commission Church, le dictateur François Duvalier fut l’un des dirigeants politiques identifiés pour être renversés par la CIA. Selon le rapport Church, « Walter Elder, assistant en chef de John McCone, directeur de la CIA a témoigné que le directeur a autorisé la CIA à donner des armes aux dissidents qui planifient le renversement du dictateur haïtien Duvalier. Elder a expliqué à la Commission que bien que l’assassinat de Duvalier n’était pas envisagé par la CIA, les armes étaient fournies « pour aider les dissidents à prendre les mesures jugées nécessaires pour remplacer le gouvernement » tout en reconnaissant que Duvalier pourrait mourir au cours des événements ».

On sait que Duvalier passera le cap et résistera aux pressions américaines. Dans un premier temps, il s’allie à des mafieux et à des individus tournant autour des services secrets et en rapport avec la mafia. Le partenariat entre François Duvalier et la mafia américaine est une longue histoire sur laquelle peu d’historiens se sont vraiment penchés. Pourtant dès 1957, Duvalier prit des contacts avec la mafia nord-américaine pour trouver de l’argent afin de construire un aéroport international. Duvalier a donc un projet déjà bien conçu et ficelé. L’idée de gérer Haïti comme un chef mafieux est centrale dans sa conception du pouvoir. Il veut d’un espace à lui, dans quel il peut tout faire, en se comportant en vrai brigand. C’est à partir de cette approche novatrice pour les milieux de la pègre qu’il montre ses préférences quand il décida en 1961 d’établir des rapports étroits avec le mafioso David Iacovetti, représentant la famille mafieuse de Carlo Gambino de New York, pour la mise en place en Haïti d’une loterie basée sur les courses de chevaux du Kentucky Derby. Duvalier percevra personnellement une partie des $US6 millions qui furent collectés à l’occasion.

Coincé par la cessation de l’aide américaine imposée par l’administration de Kennedy en 1962, le Président Duvalier va élargir son pacte avec la mafia américaine afin d’avoir les ressources en argent, acheter des armes et obtenir le feu vert des américains pour se perpétrer au pouvoir après la date légale de fin de son mandat le 15 mai 1963. Il va contacter les quatre autres familles de la mafia new-yorkaise, c’est-à-dire les familles Bonanno, Colombo, Lucchese et Genovese (la cinquième étant celle de Gambino déjà impliquée dans la loterie mentionné antérieurement) pour voler à son secours. Duvalier ne compte pas seulement sur la répression aveugle des tontons macoutes. Si les autres familles mafieuses hésitent, celle de Joseph Bonanno décide d’y aller seule et gagne ainsi de Papa Doc la concession des machines à sou et des casinos.

C’est dans cette conjoncture qu’arrive en Haïti Georges de Mohrenschildt, un géologue associé à Clint Murchison, le multimillionnaire texan proche des milieux mafioso de la famille Genovese. Officiellement, De Mohrenschildt est détenteur d’un contrat pour un montant de $US300.000 avec l’Etat haïtien pour faire un relevé géologique d’Haïti. Georges de Mohrenschildt est aussi un familier de la CIA et un ami de Lee Harvey Oswald, l’assassin du Président John Kennedy, le 22 novembre 1963. Il porte plusieurs chapeaux et semble avoir des missions contradictoires dont l’une d’entre elles serait de déstabiliser le gouvernement de Duvalier. Cette dernière hypothèse, bien qu’évoquée par certains analystes, est moins plausible car Georges de Mohrenschildt apportera son soutien à Duvalier longtemps après l’assassinat de Kennedy.

En effet, Georges de Mohrenschildt est principalement le partenaire de Clémard Joseph Charles, alors proche de François Duvalier, à travers la Banque Commerciale d’Haïti (BCH), sa banque privée, pour la création d’un holding industriel et financier dénommé Curtis Lee Inc. Dans les documents présentés à la Warren Commission lors de l’enquête sur l’assassinat de Kennedy, Georges de Mohrenschildt explique que le holding s’intéresse à de nombreuses activités qui sont énumérées comme suit :

1) la construction de maisons à loyer modéré
2) la construction de dépôts
3) la construction d’un quai
4) la construction d’une usine électrique
5) l’organisation d’une compagnie d’assurances
6) le développement de plantations agricoles pour la culture du tabac et la construction d’une usine de confections de cigares
7) la pêche aux homards et la mise en boite des queues de homard pour l’exportation
8) la production de noix de coco séché
9) la participation dans le développement d’une compagnie de téléphone
10) le développement d’une usine de fabrication de tissus de coton
11) le développement des plantations de sisal
12) une raffinerie pour les huiles essentielles
13) la production de containers pour la distribution de l’huile domestique
14) la production de margarine
15) la participation dans le développement de petites usines sucrières dans l’aire des coopératives existantes
16) la construction d’un casino à Pétion-Ville
17) la gestion d’un hôtel donné en hypothèque à la BCH
18) la participation dans d’autres projets qui seront soumis à la BCH parmi lesquels la production de films cinématographiques.

Mais les contacts pris par Clémard Joseph Charles ne concerneront pas uniquement les activités de production. La BCH sera aussi intéressée par l’achat d’armes clandestinement pour Duvalier. En compagnie de Georges de Mohrenschildt, Clémard Joseph Charles prit des contacts avec la CIA et les milieux d’intelligence à Washington au mois de mars 1963, trois mois avant que De Mohrenschildt décide de venir habiter en Haïti. Selon Dick Russell, Clémard Joseph Charles «passa trois semaines aux Etats-Unis avec un montant non spécifique d’argent qu’il voulait investir » mais avec un objectif qui n’était pas clair. Quelques mois plus tard, selon les témoignages donnés à la Commission de la Chambre des Représentants américains investiguant les assassinats (House Assassinations Committee), une somme de $US250.000 fut déposée sur le compte en banque de Georges de Mohrenschildt en Haïti et ce dernier l’utilisa pour payer quelqu’un. A la lumière de ces faits s’explique la rumeur alimentée par les Duvalier que les tontons macoutes avaient le bras long et financé ou participé dans le complot visant à l’assassinat du Président John F. Kennedy. On ne niera pas que Duvalier avait ses exécuteurs de basses oeuvres aux Etats-Unis. Selon le Hispanic American Report, il avait envoyé une quinzaine de gros bras pour éliminer des membres de l’opposition à New York en 1963 dont Luc Fouché, Camille Lhérisson, Gaston Jumelle, Emile Saint Lot et Pierre Benoît.

<!–[if !supportLineBreakNewLine]–>Mais cette main d’oeuvre aux méthodes d’affirmation brutale ne pouvait orchestrer un tel complot comme celui qui mit fin aux jours de Kennedy. Par contre, il importe de reconnaître les faits qui rendent vraisemblables un tel entendement. La présence en mai 1963 dans le golfe de la Gonâve en face de la capitale haïtienne de huit bateaux de guerre américains avec un effectif de 2.000 marines attendant l’ordre de débarquer pour renverser Duvalier. Les comportements ambigus de Clémard Joseph Charles à New York prenant des contacts pour Duvalier afin de contourner l’embargo sur les armes dont était frappé le gouvernement haïtien. Les rapports d’affaire de Clémard Joseph Charles avec Georges de Mohrenschildt. La fête au champagne donnée par François Duvalier en apprenant l’assassinat de Kennedy le 22 novembre 1963. Le questionnement par la Commission Warren en 1964 de Georges de Mohrenschildt. Le suicide de Georges de Mohrenschildt le 29 mars 1977, juste quelques heures avant d’être à nouveau questionné par Gaeton Fonzi, un agent du Comité d’Investigation de la Chambre des Représentants sur les Assassinats (House Assassinations Committee).
De toute façon, comme l’explique le professeur Peter Dale Scott, l’opération de Georges de Mohrenschildt en Haïti « ne doit pas être considérée comme un complot des services de renseignement (américains) ou même un complot conjoint des services de renseignement et de la mafia, ni comme une autre de ces opérations d’exportation caractéristiques de la façon américaine de faire les affaires. Cet exemple d’une alliance tripartite entre services de renseignement-mafia-secteur privé, une parmi bien d’autres à l’époque, constitue justement le terreau idéal dans lequel une conspiration contre le Président (américain) aurait pu prendre corps ».
De toute façon pour le Président haïtien François Duvalier, le secours de la mafia allait aussi permettre de multiplier les possibilités de corruption. Duvalier va avoir l’occasion de se remplir les poches à travers les activités de la mafia. Comme l’écrit Bill Bonanno, «Au cours de l’époque de grande collaboration entre les Familles de la mafia, le gouvernement (américain) et la dictature des Duvalier, Haïti était un paradis pour le commerce des armes, les jeux d’argent, le blanchiment d’argent et, on le croirait pas, le café. Tout comme Batista avait fait fortune à travers les activités de ces entreprises, Papa Doc et ses descendants en firent de même. Les Duvalier deviendront riches, les Familles pourront opérer sans être inquiétées et le gouvernement américain eut une paire de partenaires surs dans la lutte ouverte et clandestine contre le communisme ».

C’est ainsi qu’en 1964 une délégation d’Haïtiens envoyée par le Président François Duvalier se présente à New York et demande à Joe Notaro, un des capitaines de la famille mafieuse de Joe Bonanno de voir son fils Bill Bonanno. La délégation haïtienne de parrains loge à l’hôtel Waldorf Astoria. Bill Bonanno estime que le Waldorf n’est pas l’endroit idéal pour une telle rencontre et s’arrange avec le restaurant La Scala pour ne pas avoir de clients dans l’après-midi du lendemain. Le rendez-vous est donc pris. A cette occasion, « les Haïtiens ont annoncé que Duvalier n’est pas content de la négligence actuelle des casinos et des autres investissements profitables pour lui qui avaient été donné aux Familles dans le passé. Il demandait aux Bonannos de venir et de reprendre les choses en main.»
Bill Bonanno voir poindre une opportunité de conquérir une part de marché au détriment des autres familles de la mafia. Il décide de se rendre en Haïti et est reçu au Palais National par le Président François Duvalier. Bonanno se fait accompagner par ses lieutenants et conseillers Vito DeFilippo et Joe Nataro. Il prend le risque d’y aller sans être protégé par des gardes de corps. Le cycle « guerre-paix » dans les milieux mafieux est très court. La périodicité est beaucoup plus du type Kuznets que du type Kondratieff. Les intervalles irréguliers des affrontements entre bandes mafieuses indiquent que les rebondissements guerriers peuvent survenir à tout moment. Etant un mafieux professionnel, Bill Bonanno sait qu’il prend un gros risque, mais il sait également que l’intérêt final n’est pas mince. Ce d’autant plus qu’après ce que dans les milieux mafieux on a appelé la Banana War (Guerre des Bananes), et qui sera porté à l’écran par le cinéaste Coppola, le père Bonanno (Joe) se soit mis à couvert en Haïti pendant deux ans sous la protection de Papa Doc. C’est d’ailleurs par le père Bonanno que la délégation des mafieux haïtiens a pu avoir le téléphone privé de Joe Nataro pour le contacter à New York.
Entourés par les tontons macoutes armés jusqu’aux dents de machettes et de fusil- mitrailleurs, Bill Bonanno et ses conseillers sont introduits au bureau présidentiel. «Duvalier nous fait signe de nous asseoir, dit Bonanno, et au cours des dix prochaines minutes il nous entretient de politique générale comme si nous étions des chefs d’Etat – ou au moins des Ministres du Commerce. Duvalier se plaignit que des affaires qui étaient très profitables déclinaient, demandaient beaucoup plus d’attention et qu’il avait fait appel à nous pour prendre les choses en main afin de raviver les activités. Les revenus avaient diminué dramatiquement au cours des dernières années, c’est-à-dire ce qu’il obtenait des activités légales telles que les jeux d’argent et la viande. Il nous promis d’avoir les mains libres et de nous donner tout ce que nous aurions besoin. Nous serions les seuls opérateurs des casinos et nous aurions le contrôle des machines à sous aussi bien à Port-au-Prince qu’en dehors de la ville ; il fera tout ce qui est en son pouvoir pour s’assurer que les connexions internationales et les paiements illicites (payoffs) soient faits pour rétablir le commerce du café de façon que nous soyons les bénéficiaires ».

Ce ne sont plus uniquement les abus de pouvoir, les menaces et les chantages qui intéressent Duvalier, mais aussi et surtout l’argent venant de tous les trafics. L’enracinement du pouvoir dans la corruption se fait avec toutes les complicités et ramifications internationales nécessaires. Le cas du commerce du café illustre la corruption sans frontières. « Les cafés du Venezuela, explique Bonanno, étaient acheminés en Haïti clandestinement, reconditionnés dans des sacs « made in Haïti », et avec la connivence active des officiels américains, étaient expédiés aux Etats-Unis à des taux plus bas et hors taxes. La part de Duvalier en assurant une telle opération était des revenus en nette augmentation ». Les conséquences du partenariat triangulaire Duvalier-mafia-services-secrets pour combattre le communisme ont été le pillage du pays et la croissance de la corruption sans frontières que les Américains ont acceptée pour services rendus.
Un exemple parmi d’autres de ces services rendus est celui de l’armurier qui avait reconditionné les avions civils achetés par Duvalier à travers la mafia et qui devaient lui servir pour bombarder les insurgés dans les montagnes qui menaçaient son gouvernement. La conversion d’avions privés en avions à usage militaire, en y montant des dispositifs de mitrailleuses leur permettant de faire des tirs par rafale sur leur cibles, donnait à Duvalier un avantage certain sur son opposition. La police fédérale américaine à Miami arrêta l’armurier de service à son retour d’Haïti et pensait ainsi bien faire en ayant un témoin à charge qui accepterait, contre réduction de peine, de coopérer pour préparer l’acte d’accusation contre les mafioso de la famille Bonanno qui avaient vendu les avions. Grande fut leur surprise de s’entendre dire par leurs supérieurs de laisse partir l’oiseau pour des «raisons de sécurité nationale », car ce dernier travaillait aussi pour la CIA dans ce genre de combines. La CIA ne pouvait pas prendre le risque de voir déballer devant le grand public ses coups tordus. La cohabitation de la mafia et des services secrets crée un monde à part constitué de gens au-dessus des lois et entretenant un clientélisme dans lequel gangsters et politiciens haut placés ne s’abandonnent jamais. Puisque les services de renseignement américains dont la CIA, la National Security Council (NSC) collaboraient et flirtaient avec la mafia pour combattre le communisme, les agents haïtiens associés à ces institutions auront les mains libres pour tisser leur propre réseau d’ombres au-dessus des lois tout ne étant assurés d’être couverts par leurs amis aux Etats-Unis. Si des militaires ont joué le rôle proéminent dans ces milieux, des hommes d’affaires et des civils qui ont causé nombre de dommages au peuple haïtien dans ces années de terreur ont pu se recycler en toute quiétude, assurés de l’impunité pour les crimes économiques et politiques commis au cours de la dictature des Duvalier.
La mission de Bill Bonanno auprès de Papa Doc fut un succès. Un pacte fut conclu. Duvalier essaiera de tirer un peu sur la corde. « Durant son règne, dit Bonanno, de temps en temps, il demandait d’ajouter un parent, un ami ou un associé sur la liste des employés à payer (le payroll). Mais on ne voyait jamais ces personnes venir travailler au casino ou dans les autres entreprises, mais les paiements étaient toujours les mêmes. La gloutonnerie de Duvalier n’avait pas de limites, mais il n’y avait rien à faire sauf de s’exécuter ou partir ». Mais ce n’est pas uniquement en tissant des liens avec le crime organisé des familles Carlo Gambino, Joe Bonanno dit Joe Bananas, Vincente Teresa, de la mafia new-yorkaise que la dictature de Duvalier va se maintenir au pouvoir. Les truands européens de la French Connection, en particulier de la Corse comme André Labay rentrent dans la danse et introduisent Haïti dans les circuits du narcotrafic et de la drogue. La collaboration concurrentielle entre la France et les Etats-Unis en Haïti n’épargne aucun secteur y compris la pègre. André Labay qui avait travaillé pour les services de renseignement français des réseaux Foccart au Maghreb, au Congo Kinshasa et au Yémen est parachuté en Haïti en 1966 avec une couverture d’hommes d’affaires. Cette pratique d’agents secrets camouflés en hommes d’affaires entrave la promotion des intérêts nationaux et constitue un des blocages sérieux au développement.

La feuille confidentielle L’Investigateur en donne la description suivante. « En 1966, il (André Labay) s’installe aux Antilles : il fait du cabotage et de nombreux trafics entre les différents ports francs. A Port-au-Prince, il se met au service du Président François Duvalier, « Papa Doc ». Il devient l’amant de Marie-Denise, la fille aînée du dictateur. Labay organise une émission de 50.000 timbres d’or à l’effigie de Duvalier. Il mène pour lui quelques missions secrètes aux Antilles et aux Etats-Unis. Il sert d’intermédiaire dans plusieurs transactions entre les Etats -Unis, Haïti et la Grèce ! Il achète une île des Caraïbes et la revend. Bénéfice : 200 millions d’anciens francs… Il fonde une fabrique de confection, la Fenwick Corporation S.A. du nom d’une de ses amies, Elisabeth Fenwick. La firme travaille pour les Etats-Unis. En fait, la Fenwick n’est qu’une couverture pour les activités de renseignement et le trafic de drogue ».

Pendant cinq ans, de 1966 à 1971, André Labay sera l’agent principal du Service de Documentation Extérieure et de Contre Espionnage (SDECE), la CIA française, opérant en Haïti. Ses accointances avec Luco Dominique, beau-frère de l’ex-président Estimé, et Lebert Jean-Pierre, secrétaire d’Etat du Commerce de l’Industrie dans cinq (5) cabinets ministériels sous le gouvernement de François Duvalier de 1965 à 1971, consolident sa position dans le sérail duvaliériste, du moins pour les questions d’intendance. C’est d’ailleurs grâce à ce dernier qu’il obtient l’utilisation de l’immeuble de l’Institut pour le Développement Agricole et Industriel (IDAI), sis à Port-au-Prince, à l’angle de la Rue des Miracles et de la Rue du Quai, pour en faire le laboratoire d’où partiront vers les Etats-Unis les kilos d’héroïne, savamment camouflés dans les expéditions de vêtements confectionnés par l’entreprise Fenwick Corporation S.A. Ce fameux immeuble, à l’angle des «rues parallèles » , sera au centre de la logique de corruption à partir du trafic d’héroïne vers le marché américain. Comme le dira le président Nixon dans sa lettre d’août 1969 au président français Georges Pompidou, 80% de la consommation d’héroïne aux Etats-Unis vient de la France. Papa Doc se met donc à la disposition des caïds français pour optimiser la corruption qui d’une part, de passive devient active, mais aussi d’autre part, consacre les rapports incestueux entre services secrets et trafics illicites. En soutenant les agissements d’André Labay en Haïti, François Duvalier tirera pour sa cassette personnelle une partie des recettes de l’héroïne française vendue aux Etats-Unis tout en se positionnant pour changer d’allégeance quand la mafia américaine aura assez d’influence sous le gouvernement du président Nixon pour faire diminuer les importations françaises d’héroïne au profit des importations latino-américaines de cocaïne.

Nous reviendrons au chapitre 8 sur André Labay. Ce qu’il convient pour le moment de comprendre c’est que Duvalier structure soigneusement l’Etat du crime organisé. Il n’y a pas qu’André Labay qui lui rapporte quelques millions. On a vu que Joseph Bonanno dit Joe Bananas avait décidé de venir habiter en Haïti en 1964 et d’y rester deux ans. Selon L’Investigateur, « C’est le « capo » Joe Bananas qui aurait supervisé les entreprises établies par la mafia en Haïti. Comme elle l’avait fait avec le dictateur Batista à Cuba. La mafia entoura Duvalier d’hommes de confiance tel le fameux Max Intrator. » Ce dernier en fait qui était l’homme de confiance de Meyer Lanski, la patron de la mafia juive, devait jouer un rôle important pour contourner l’embargo du gouvernement américain contre Duvalier en achetant des armes et munitions en Italie, en les faisant transiter par Montréal, Canada, puis les Bahamas, avant de les livrer à leur acheteur qui n’était autre que le gouvernement haïtien. Les rapports de Duvalier avec les seigneurs du crime organisé ne sont donc pas de la fiction mais permettent au dictateur de consolider son pouvoir et de s’enrichir.

Selon Brigitte Henri, «la corruption organisée par et pour l’Etat est sûrement la forme de corruption la plus grave car elle justifie le recours à toutes les pressions au profit, le plus souvent, d’intérêts particuliers. » Et c’est justement là qu’on voit son caractère dynamique et non statique. Ses manifestations sont multiples. La corruption change et s’adapte avec l’environnement. Les nouvelles normes introduites par Duvalier et les tontons macoutes vont bouleverser l’ordre social. Ces normes qui résultent d’activités de corruption non-coordonnées n’auront aucun bénéfice pour la société en général, seront inefficientes d’un point de vue économique même pour ceux qui les mettent en oeuvre et ne produiront aucune stabilité pour le système social. En effet ce qui permet à la corruption de survivre, ce n’est pas l’argent et les pots-de-vin. C’est le système axiologique qui crée les normes et qui démontre un équilibre stable. Ce que Christina Biccheri et Carlo Rovelli nomment «la révolution de l’honnêteté» est toujours condamnée car le système de corruption Duvalier se donne les propres moyens de son évolution en intégrant même les joueurs honnêtes pour empêcher, avec leur collaboration, que la limite catastrophique soit atteinte. On se rendra compte de l’étonnante capacité de résilience de ce système à la mort de François Duvalier en 1971 (voir chapitre 7) et à la chute du régime en 1986. (voir chapitre 9).
En faisant tous les pouvoirs dépendre de sa volonté, François Duvalier se révéla un mafiosi de haut rang. Vincent Teresa, un des leaders du crime dans le New England se devait de dire « il (Duvalier) était pire que tous les seigneurs du crime que j’aie jamais rencontrés, et j’en ai rencontré plusieurs ». C’est que Duvalier se voulait le représentant de l’ordre social, moral et même cosmique en milieu haïtien. Conscient des intérêts américains pour l’argent, intérêts insatiables, il ouvrira grandes les portes du pays à la mafia pour qu’elle vienne installer en Haïti des roulettes et autres machines truquées électroniquement afin que les propriétaires des casinos engrangent le plus possible d’argent. Ce fut une ruée vers l’or qui ne s’arrêta pas en 1969 quand des agents du gouvernement fédéral américain confisquèrent deux avions remplis de ces machines manipulées électroniquement qui étaient destinées à Port-au-Prince.

De toute façon avant cette prise par la douane américaine, d’autres machines truquées avaient trouvé leur route pour Haïti. Et Duvalier en était tout heureux car c’est sa quote-part qui augmentait quotidiennement. Une quote-part de 10% sur les paris et pas sur les bénéfices. En effet, il avait délégué des tontons macoutes qui surveillaient tous les croupiers et assistaient au petit matin à l’ouverture des caisses afin de s’assurer qu’il recevait son dû sans tricheries. Pourtant c’est la mafia qui avait le dernier mot car les caisses étaient à double fond. Comme l’explique Vincent Teresa qui organisait les «junkets », c’est à dire les arrivages hebdomadaires réguliers de touristes qui venaient en avion uniquement pour jouer au casino par groupe de 80 personnes. « Après minuit, dit-il, tout ce qui allait dans la caisse restait dans la caisse et Papa Doc eut son pourcentage de ce montant. Mais entre 8 P.M. et minuit, tout l’argent qui était mis dans toutes les caisses allait dans le compartiment secret ».

Ayant évacué tout ce qui lui parait gênant à son pouvoir absolu, et s’assurant à tout moment que le droit s’adapte au contexte et non l’inverse, Duvalier va aussi tenter d’appliquer ses méthodes de contrôle informel mais effectif aux activités de la mafia. Au fait, en maître-chanteur, il se proposera de rançonner la mafia. Selon Hinckle et Turner « ses ponctions sur les casinos gonflaient à un tel point qu’il lui était difficile de suivre l’accumulation des chiffres sur ses comptes bancaires en Suisse. Mais il se devait d’être vorace. Il appela Vincent Teresa et lui demanda de prendre en main les hôtels qui avaient fermé à cause de la baisse des activités touristiques et de les convertir en casino. Teresa déclina diplomatiquement en disant que ce ne serait pas être loyal envers ses associés du New England. En réalité, Duvalier ignorait une règle de base du protocole mafieux : on ne s’aventure pas sur le territoire d’un autre en espérant avoir la vie pour compter ses gains ». A l’époque, parmi les concurrents qui faisaient des offres alléchantes à Duvalier, on pouvait compter Joe Kirkurian, un joueur professionnel de Rhode Island qui avait vu son matériel truqué de casino confisqué par la FBI à Miami, Mike McLaney qui avait l’expérience dans la gestion des casinos à La Havane et aux Bahamas pour Meyer Lansky, et Jean Volpe, un canadien, ancien exploitant du casino jusqu’à ce qu’il soit expulsé par Duvalier en septembre 1967, et Joe Siga, qui voulait acheter de Clémard Joseph Charles la concession que ce dernier avait pour la gestion d’un casino. Mike McLaney emporta le morceau consolidant ainsi l’emprise de Meyer Lansky. Duvalier mettait en application le mot de Earl Smith, ambassadeur américain à Cuba au temps de Fulgencio Batista, qui déclarait «la meilleure façon d’avoir des casinos honnêtes est de confier leur gestion à la mafia. »

Avec sa mentalité de «grand caïd », Duvalier se rendit compte qu’il y avait des règles même chez les truands qu’il fallait respecter sinon la mort se dresse devant vous. Dans le cas de François Duvalier, la mort était derrière la porte. Car il devait mourir de sa belle mort, moins de deux ans plus tard, le 21 avril 1971. Entre-temps, il laissait la mafia, dans sa dimension invisible, bien installée et prospérant sur le terrain de la vie quotidienne en Haïti. Car les activités des cinq grandes familles de la mafia en Haïti sous le gouvernement de François Duvalier ne constituent que la partie visible de l’iceberg. En effet, Duvalier avait d’autres rapports encore plus importants avec des américains associés au milieu.
Analysant les forces étrangères qui ont concouru à maintenir le gouvernement de François Duvalier jusqu’à sa mort et à la passation du pouvoir à son fils Jean-Claude , le professeur Leslie Manigat fait le constat suivant : «Enfin, une dernière présence étrangère dans les affaires est à signaler : celle de la Mafia, appelée, semble-t-il à la rescousse par un Duvalier alors aux prises avec la CIA, pour opposer les moyens ténébreux de la première aux machinations pendant quelque temps hostiles de la seconde. » Ce que Manigat identifie comme une action désespérée de Duvalier constitue en fait l’essence de la politique de ce dernier qui, dès 1957, (nous allons le voir) donnera tout son appui à Clinton Murchison, un brasseur d’affaires texan lié aux milieux interlopes, pour investir et avoir des monopoles en Haïti dans les industries de la farine (La Minoterie) et d’exportation de viande (la HAMPCO). Le pouvoir duvaliériste est d’essence mafieuse et ses actions criminelles ne constituent pas de simples débordements mais sont inscrites dans sa nature profonde.
 
 II) L’affaire Mohamed Fayed 

 
 C’est à partir des archives de la Central Intelligence Agency (CIA) que la reconstruction de l’affaire Mohamed Fayed a pu être faite. Au fort de son isolement sur le plan international après sa déclaration de présidence à vie en 1964, Duvalier ne se contente pas de ses relations avec la mafia new-yorkaise. Il est en contact avec des brasseurs d’affaires et des marchands d’armes qui trafiquent sur tous les continents. C’est ainsi que Duvalier, par l’entremise de Bozo Dabinovic, un Croate, agent maritime enregistré à Monaco mais basé à Genève, rentre en contact avec Mohamed Fayed. Ce dernier travaille pour la compagnie commerciale Al Nasir qui est la propriété du milliardaire saoudien Adnan Khashoggi, dont il avait épousé la soeur Samira et de qui il a divorcé en 1958. C’est donc ce Mohamed Fayed qui débarque en Haïti le 12 juin 1964. Il est âgé de 35 ans, voyage avec un passeport de l’Emirat du Koweït, et se présente comme le Cheik (prince) koweïtien qui a beaucoup d’argent au point de ne plus savoir quoi en faire.
Le Président François Duvalier comprend qu’il a affaire à un gros morceau et donne les ordres de lui mettre le tapis rouge partout. Fayed est reçu à l’aéroport par un comité d’accueil dirigé par Clémard Joseph Charles. Le chroniqueur Aubelin Jolicoeur fait une relation flatteuse de son arrivée sous la rubrique Au fil des Jours du quotidien Le Nouvelliste. Le Président Duvalier lui assigne comme garde de corps le lieutenant Woolley Gaillard de la Garde Présidentielle. Au cours de son séjour de deux semaines au mois de juin, Fayed ne s’occupa pas que des affaires de Duvalier. Il se retrouve, en compagnie de Clémard Joseph Charles, de Georges de Mohrenschildt et de son épouse, de l’attaché commercial polonais Wlodzimierz Galicki, et d’autres personnalités haïtiennes, dans des rencontres qui ne manqueront pas d’attirer l’attention de la CIA. Questionné par l’un d’entre eux, Fayed devait déclarer qu’il est en Haïti comme invité officiel du Gouvernement haïtien pour explorer les possibilités d’investissement dans le pétrole. Sur la base de ce rapport, depuis lors et pendant des mois, la CIA suivra de près ses activités.
A son prochain séjour en août 1964, Fayed est logé par Duvalier dans l’ancienne maison de Clément Barbot. On le retrouve toujours en compagnie de De Mohrenschildt et de Clémard Joseph Charles. Il met immédiatement son plan d’attaque à exécution en commençant par les activités de recherche de pétrole. Il bouscule le groupe américain Valentine Petroleum Corporation à qui Duvalier avait octroyé en novembre 1962 un contrat d’exploration pour le pétrole. Le contrat qui était couvert par une police d’assurance contre expropriations de la USAID, donnait à Valentine Petroleum Corporation les droits de franchise pour importer, exporter et vendre tous les produits pétroliers bruts et raffinés. C’était un contrat en béton pour une période 10 ans.

Tout cela bien sûr avant l’arrivée de Mohamed Fayed, car en 1964, moins de deux ans plus tard, Valentine et ses deux associés William Norton et Edouard Cushin qui séjournaient à l’hôtel El Rancho à Pétion-ville seront arrêtés par la police de Duvalier et embarqués dans le prochain avion. Le contrat de la Valentine Petroleum Corporation sera annulé par Duvalier et donné à Mohamed Fayed. Selon Antonio André, Président de la Banque Nationale de la République d’Haïti (BNRH), l’annulation du contrat de la Valentine Petroleum Corporation fut un coup monté par Hervé Boyer, alors Secrétaire d’Etat des Finances pour discréditer Clovis Désinor, ex- Secrétaire d’Etat des Finances, qui n’était plus dans les bonnes grâces du pouvoir quand la concession de la Valentine Petroleum Corporation a été expropriée en 1964. La question est plus complexe, car Duvalier ne se contentait plus de laisser ses ministres et ses tontons macoutes faire de l’argent pour eux-mêmes, mais voulait aussi contrôler directement les flux. Ce que montre Ronald Wintrobe dans le cas de l’Allemagne nazie s’applique au fascisme tropical de Duvalier. Les tontons macoutes subalternes seront pris dans une dynamique concurrentielle pour satisfaire les appétits de Duvalier. Certains se révéleront de vrais entrepreneurs de l’extorsion pour montrer leur loyauté à leur commandant Duvalier, tout en remplissant leur propre « djacoute », pour parler comme Hervé Boyer.

L’implication personnelle de François Duvalier dans la corruption financière n’est pas un accident. Utilisant la technique de l’anecdote discutée au chapitre 2, on essaie d’éclairer les origines subjectives de la corruption sous François Duvalier. Après l’attaque cardiaque de Duvalier en mai 1959 et la maladie qui s’ensuivit, son fidèle conseiller Luckner Cambronne ne mit pas longtemps à convaincre Madame Simone Duvalier qu’elle devait mettre de l’argent de coté pour pouvoir faire face aux mauvais jours qui ne manqueraient pas de poindre en cas de disparition subite de son cher mari. Cambronne devait donc s’engager dans toutes sortes de stratégies corruptrices pour trouver de l’argent pour la famille de Duvalier. Une fois rétabli, Duvalier entérina la décision de Cambronne et de son épouse de lui constituer une cassette privée. Il n’avait pas besoin d’être persuadé d’emprunter cette voie d’autant plus que depuis les premiers jours de 1958, il avait mis ses hommes de confiance aux postes clés de la Régie du Tabac et des Allumettes (RTA) et de la traite des braceros haïtiens avec la République Dominicaine. Le dispositif stratégique de la corruption pour générer des ressources financières afin de se rallier les opposants à son gouvernement s’accordait avec les intérêts financiers personnels de Duvalier et de sa famille. Duvalier mettait en application le principe de Hitler qui en Allemagne s’était accaparé de l’argent public « pour corrompre les élites sur lesquelles s’appuyait l’Etat ».
Les passe-droits sont une composante essentielle de la corruption sous Duvalier qui décide de faire quelques changements au contrat initial de la Valentine Petroleum Corporation. Par exemple, alors que le contrat de la Valentine s’étalait sur 10 ans, celui de Fayed sera pour 50 ans. De même aucune exigence de garantie financière ne fut faite à Fayed alors que Valentine avait dû déposer $US50.000 en garantie dans un compte en banque. Un numéro spécial du journal officiel Le Moniteur en date du 28 août 1964 mentionne ces changements. Heureusement que Valentine avait pris l’assurance contre expropriation de la USAID. Des années plus tard, il sera remboursé d’un montant $US327.304 par la USAID qui sera payée à son tour par le gouvernement haïtien ainsi que les intérêts accumulés de $US4.396. Avec la Section 620 ( c) de la loi de 1961, Public Law 87-195, 87th Congress, S-1983 du 4 septembre 1961, le système de l’aide financière internationale américaine est ficelé de telle manière que toute dette contractée par un Etat auprès d’une entreprise américaine doit être acquittée avant que tout nouveau financement soit décaissé. Le gouvernement de Duvalier l’apprendra à ses dépends quand la dette Valentine fut présentée par le gouvernement américain au gouvernement haïtien pour être réglée avant que le déblocage des décaissements ne soit envisagé. L’escroquerie ne paie pas toujours. Le gouvernement haïtien paiera l’intégralité de la dette de Valentine en août 1970.

Mais Duvalier ne s’arrête pas là dans son comportement de vrai parrain de l’économie de l’ombre avec son associé Fayed. Il décide de concéder le port de la capitale, à l’époque le seul port habilité par Duvalier à soutenir le commerce extérieur haïtien, à Fayed. En effet le 18 septembre 1964, un numéro extraordinaire du journal Le Moniteur en fait l’annonce, expliquant que Fayed s’est engagé à investir $US5 millions sur une période de 30 ans pour consolider, agrandir et moderniser le port. Dans la bonne tradition des chefs d’Etat et de gouvernement qui se croient tout permis, Duvalier décide donc de laisser l’Autorité Portuaire Nationale à Fayed. C’est un vrai magot que reçoit ce dernier avec la capacité qui lui est donnée de collecter toutes les taxes pour l’accostage, le pilotage, le chargement, le déchargement des navires. Mais ce qui va nettement mécontenter les patrons du secteur maritime, ce sera le monopole que Duvalier accordera à Fayed d’être l’agent exclusif de toutes les compagnies maritimes. Ce n’était pas faire dans la dentelle, car les agents maritimes gagnent en commissions au moins 5 pour cent du coût du fret des marchandises, ce qui dans le cas haïtien représentait la rondelette somme de $US250.000 l’an. On comprend donc que les agents maritimes soient préoccupés par Fayed et qu’ils essayent de s’organiser pour sauver les meubles.

L’atmosphère de révolte créée par le monopole donné par Duvalier à Fayed pour les activités portuaires soulève une indignation dans les milieux d’affaires de la capitale qui porte la CIA à s’enquérir sur la véritable identité de Fayed. Les limiers de la CIA sont mis à ses trousses pour découvrir s’il est vraiment cousu d’or et s’il y a vraiment de la royauté derrière ses manières princières. Son élégance avait attiré l’attention et il ne se passait de jour sans qu’il n’envoie une corbeille de fleurs au Palais national. Les rumeurs prétendaient que la récipiendaire était Marie-Denise Duvalier, la fille aînée de Papa Doc qui était aussi sa secrétaire privée. Quant à Mama Doc, elle raffolait de Fayed et exigeait de son époux de satisfaire toutes ses exigences. On parlait même d’un éventuel mariage.
La CIA interroge ses bureaux au Koweït qui l’informent que les registres koweïtiens ne connaissent pas cet individu et que la Chambre de Commerce locale ne recèle pas dans ses archives la société qu’il prétend représenter. L’enquête continue dans le monde arabe et c’est ainsi que la CIA détermine que Fayed est un citoyen égyptien né à Alexandrie, le 27 janvier 1929. En clair, Fayed n’est ni koweïtien, ni cheik. En approfondissant son enquête, la CIA découvre quelque chose qui dépasse l’imagination. Mohamed Fayed, le fils de ce professeur d’école, qui était connu pour avoir fait tous les petits boulots, de vendeur de Coca-Cola et de meubles, à celui de machines à coudre et d’équipements médicaux, travaille pour la société commerciale Al-NASR qui est en fait une couverture pour les services de renseignement égyptiens. La CIA s’arrête là. Continuer sur cette voie verticale est dangereuse. C’est le clin d’oeil que lui fait le MI5, les services de renseignement de Sa Majesté.
De toute façon, Fayed en Haïti a déjà noué de solides amitiés et bénéficie de la complicité du Président Duvalier qui lui procure un passeport haïtien. Et pas n’importe lequel, un passeport diplomatique au numéro 1067. En fait, Fayed a pris la nationalité haïtienne. En novembre 1964, violant la loi qui veut qu’un étranger doit avoir habité Haïti au moins 10 ans pour avoir droit à la naturalisation, Duvalier fait publier dans le journal officiel Le Moniteur du 5 novembre 1964 que Fayed a obtenu la nationalité haïtienne. Benson E.L. Timmons, ambassadeur américain en Haïti, avise le Département d’Etat, que cette naturalisation instantanée a provoqué la protestation de deux juges qui ont refusé de l’entériner. Un troisième s’est vite exécuté sous le prétexte de vouloir sauver sa peau.
Mais les nuages ne vont pas tarder à devenir menaçants pour Fayed. D’abord la bouteille qu’on lui avait donnée contenant un liquide noirâtre et qu’on assimilait à du pétrole trouvé presqu’au ras du sol se révèle, après analyse de laboratoire à Londres, n’être que de la mélasse, sortie d’un vieux moulin. Fayed avait fait venir de Londres trois experts en pétrole, MM. G. D. Hobson, Michael Hubbard et Dr. H. Fosset pour étudier la possibilité de monter une raffinerie. Ces messieurs ne vont pas prolonger leur séjour. Leur facture ne sera pas honorée et le Dr. H. Fosset devra s’armer de la justice pour se faire payer par Fayed quand il découvrit l’adresse de ce dernier à 60 Park Lane, des années plus tard, à Londres. Il dut aussi s’armer de patience car Fayed, propriétaire d’un immeuble de 50 appartements à Park Lane, était très près de ses sous. Il paya par versements partiels avec des vieux billets de cinq livres.

Entretemps, la situation s’envenime avec les agents maritimes qui, faisant chorus, vont voir Hervé Boyer, Secrétaire d’Etat des Finances, et menacent de ne plus laisser leurs navires venir en Haïti si le monopole est donné à Fayed. Ils proposent l’instauration d’une taxe portuaire spéciale qui serait mise dans un compte à la City Bank et qui, une fois atteint un certain montant, serait utilisée pour financer les travaux de drainage du port. Dans le même temps, Duvalier va montrer à Fayed qu’il est un prédateur tenace et qu’il n’a pas cette réputation pour rien. Il convoque Fayed et lui demande de lui donner immédiatement une somme, selon certains de $US30.000, mais qui selon l’entrepreneur acrobate était plutôt de $US5 millions.

Quand quelques jours plus tard, Duvalier retire à Fayed son garde du corps, ce dernier comprend vite que le système d’alliances se brouille. Il ne laisse pas le temps à l’appareil macoute de resserrer l’étau autour de lui. Il laisse Haïti définitivement à la cloche de bois en décembre 1964. Entre-temps, les employés du port n’avaient pas été payés et quand Duvalier nomma une commission d’enquête, ce fut pour apprendre que Fayed avait retiré des comptes de l’administration portuaire et placé sur son compte personnel à la Banque Royale du Canada le montant de $US153.440 qui fut transféré à l’étranger. Duvalier sera furieux et chargera René Chalmers, Secrétaire d’Etat des Affaires Etrangères de le signifier à Edgar Brodhurst, manager de la Banque Royale du Canada. Le pauvre Brodhurst sera tiré de son lit le 30 janvier 1965 à 8.15 am, accusé d’avoir saboté la politique

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