Ce qui s'est passé à Fort-de-France avant-hier soir et hier soir n'a pas de quoi surprendre. Le feu couve, en effet, depuis presque déjà deux ans dans une frange radicalisée de notre jeunesse, appuyée par des militants aguerris plus âgés et parfois débordée par des groupes non identifiés qui se livrent à des destructions de mobilier public ou des pillages de magasins.
Cette nébuleuse contestataire, que les médias ont pris l'habitude de nommer "les activistes" ou les "Rouge-Vert-Noir", a pris de court l'ensemble de la classe politique martiniquaise, à commencer par ceux de la ville-capitale où se déroulent déboulonnages de statues, blocages de supermarchés et autres changements de noms de rue. On se souvient, en effet, que lors de la destruction de la statue de Victor Schoelcher dans la cour de l'ancien palais de justice, S. Letchimy, président du PPM, avait aussitôt publié un communiqué indigné traitant les activistes de "vandales". Quelque temps après, il avait mobilisé les militants de son parti, qui arboraient un tee-shirt marqué Pa menyen Sézè (Ne touchez pas à Césaire), quand les mêmes activistes avaient menacé de détruire la fameuse "Porte du Tricentenaire", à l'une des entrées du Parc Floral.
Les autres partis politiques martiniquais, du moins ceux qui ont pignon sur rue, n'en pensaient pas moins, même s'ils ne l'ont pas exprimé aussi clairement. PEYI-A, ce nouveau parti créé par des dissidents du MIM avait même tenté de faire des welto (pas-de-deux) à diverses reprises, désapprouvant ces actes, mais disant en comprendre les raisons profondes. Quant aux autres formations politiques, ce fut motus et bouche cousue. En clair, depuis deux ans, notre classe politique entière fait l'autruche autrement dit se cache la tête dans le sable, s'imaginant qu'au fil du temps, la colère des activistes va s'estomper, ce qui fut le cas au plus fort de l'épidémie de covid et qui, au retour à une vie quasi-normale, permit à nos assoiffés (es) de petit pouvoir de se livrer à la joute électorale qu'ils attendaient tous : les élections territoriales. Tout se déroula pour le mieux dans le meilleur des mondes (pas de bureaux de vote envahis, pas d'urnes brisées etc.) et le PPM "triompha" avec 37% des suffrages exprimés. Mais près de 68% des électeurs et électrices ne jugèrent pas utile d'aller déposer un bulletin dans l'urne. Ce qui en dit long sur l'état du pays...
Et puis, on est revenu à la case départ ces jours derniers ! De manière beaucoup plus spectaculaire et violente cette fois puisqu'au quartier des Terres-Sainvilles, on tira à balles réelles sur les forces de l'ordre (police nationale) et qu'on pénétra par effraction dans les locaux de la police municipale pour y dérober des gilets pare-balle et tenta (en vain) de fracturer les portes de son armurerie. Cette fois, plus possible de se cacher la tête dans le sable : la colère des activistes ne va pas disparaître d'un coup de baguette magique en dépit des gardes à vue, arrestations, procès et, pour certains, incarcérations à la prison de Ducos. Rien ne semble en mesure de faire peur ou de décourager cette fraction de la société martiniquaise qui n'en peut plus.
Et là, il ne faut pas se tromper : cette colère ne se limite pas à deux-cent ou trois-cent activistes. Le pire aveuglement consisterait pour nos politiques et pour l'Etat français de s'imaginer qu'en mettant au pas ces derniers, tout reviendra "à la normale". En effet, cette colère dépasse largement le petit groupe qui brandit des drapeaux "rouge-vert-noir" même si des milliers de gens ne descendent pas dans la rue, sauf pour le chlordécone qui a fini par devenir, enfin !, une cause nationale martiniquaise. Encore que la manif de plus de 10.000 personnes dénonçant ce pesticide fut noyautée par des partis, notamment le PPM, qui pendant 12 ans, n'avaient pas bougé le petit doigt pour prendre en charge cette cause.
La Martinique tout entière va mal, très mal. A cause notamment :
. de la "profitation" békée que la grande grève générale d'un mois de février 2009 s'est finalement révélée impuissante à endiguer.
. du chômage massif de la jeunesse qui, même diplômée pour une partie d'entre elle, n'a le choix qu'entre l'émigration dans l'Hexagone, les "djobs" (petits boulots) ou la délinquance.
. de la corruption en col blanc qui sévit à tous les étages de notre société, depuis les élus (es) qui embauchent leur parentèle ou leur clientèle électorale jusqu'aux scandales retentissants (SODEM, CEREGMIA, CFTU etc.) en passant par les passe-droits divers et variés qui ne bénéficient toujours qu'aux mêmes personnes.
. du développement exponentiel du trafic de drogue et d'armes que la police et les douanes, certes en manque de personnel, sont impuissantes à juguler.
. de l'installation massive de personnes venues d'ailleurs (de l'Hexagone, de la Caraïbe etc.) qui provoque des réactions xénophobes et irrationnelles chez les Martiniquais, craignant, à tort ou à raison, d'être "grand-remplacés" par ces étrangers puisque notre natalité est en chute libre et que le vieillissement de notre population s'accélère.
. de l'incurie de nos élus (es) de tous bords qui, avant chaque élection, promettent monts et merveilles au peuple, mais qui une fois au pouvoir, se contentent de gérer le système.
A ces six causes de la colère sourde qui bout chez un grand nombre de Martiniquais et qui s'exprime ouvertement chez quelques centaines d'activistes, il convient d'ajouter la principale : le système mis en place en 1946 est à bout de souffle. Il est même, sans exagération aucune, exsangue. L'économie de comptoir, qui ne profite qu'à une poignée de Békés, est en train d'asphyxier la Martinique de manière inexorable. Et ça, tout (e) Martiniquais (e) un tant soit peu censé le sent, le ressent au plus profond de lui. Les subventions européennes aux gros planteurs, les 40% des fonctionnaires, le RSA, la CMU, la CAF etc... ne sont désormais plus en mesure de masquer la gravité de la situation.
C'est pourquoi nous courrons le risque d'une implosion sociale et la dénonciation des activistes, l'indignation facile ou au contraire le silence prudent de nos élus (es) de tous bords témoignent du fait qu'ils n'ont toujours pas pris l'ampleur de la catastrophe annoncée. Dès lors, se pose la fameuse question de Lénine : QUE FAIRE ? Personne n'est ni en mesure ni en droit de proposer une solution-miracle dans son coin. Il faut d'abord une réflexion collective, au-delà des clivages politiciens, une mise sur la table de tous les problèmes notamment les six listés plus haut et des propositions concrètes, pas les vèglaj (enfumages) habituels, visant à les affronter avec courage et détermination.
Qui prendra l'initiative des ETATS-GENERAUX DU PEUPLE MARTINIQUAIS ? Qui aura l'humilité de reconnaître que sa faction politique ne détient pas toutes les solutions et qu'il est urgentissime de s'asseoir autour d'une table avec toutes les composantes de notre société (partis, associations, clubs de réflexion, églises, intellectuels, artistes, chefs d'entreprise, représentants des communautés étrangères etc.) pour déjà reconnaître ce qui ne va pas, ce qui ne va plus, ce qui est obsolète, et pour dégager un certain nombre de propositions à court terme, à moyen terme et à long terme. Avec un calendrier bien précis et contraignant pour les mettre en oeuvre.
OUI, QUI ?...
Commentaires