Selon lui, une discussion physico-philosophique serait à même de nettoyer le mot. De le préciser. Etienne Klein l’affirme: «Le temps des physiciens est le plus authentique, le plus en contact avec la réalité du monde.» Mieux, «la physique peut devenir une base théorique depuis laquelle il est possible de procéder à une critique du langage, voire de contester certaines de nos façons de dire et de penser». Elle peut offrir à la philosophie l’occasion d’une ouverture vers des chemins de pensée inédits.
Qui pourrait se targuer d’avoir une connaissance assez complète du temps pour expliciter ce qu’indiquent vraiment les horloges lorsque nous disons qu’elles donnent l’heure?
Dans son essai, Etienne Klein aborde également la notion de vide (qui n’est pas si vide que cela), de causalité, de matière et de réel (qui n’est pas aussi réel que cela). Mais le temps reste sa grande affaire, le cœur battant de son livre. Il pose de drôles de questions. Par exemple: «Le passé existe-t-il quelque part?»
Ou encore mieux: «Le futur existe-t-il autant que le passé?» L’interrogation peut paraître absurde. Or la physique a deux ou trois choses intéressantes à suggérer ici. Des scientifiques ont proposé une lecture de la théorie de la relativité qui va dans le sens d’un futur aussi «réel» que le passé. C’est l’«univers-bloc». L’espace-temps serait une structure intégralement déployée de toute éternité, au sein de laquelle tous les événements, qu’ils soient passés, présents ou futurs, coexisteraient.
La théorie de la bobine
Etienne Klein prend l’image de la bobine d’un film de cinéma. Rangée sur une étagère, elle contient «en même temps» toutes les images du film, sans temporalité propre. Mais dès qu’on installe la bobine sur un projecteur, elle acquiert une temporalité par le défilement successif des images sur un écran. Bref, si le futur existe autant que le présent ou le passé, voilà qui pourrait donner du grain à moudre aux philosophes. Et à nous autres, tous autant que nous sommes. Qu’en ferait, par exemple, un horloger inventif? Mmm?
Peut-être que si le futur existait, concrètement, sous une forme qu’un bon cerveau pût discerner, le passé offrirait moins de séductions
Cela dit, le physicien se garde de se lancer sur des pistes philosophiques: «Je ne suis pas un vrai philosophe. Celui-ci tentera toujours d’ériger un système. Moi, je m’arrête à l’embranchement et je regarde dans les deux directions.» Par prudence aussi. Suggérer que le futur a autant de réalité que le passé, que le vide n’est pas tout à fait vide, que le réel pas aussi réel qu’on le croit peut vite mener au spiritualisme. Ou à des théories éthérées.
L’agrément du livre d’Etienne Klein est que l’auteur croit dans le pouvoir des mots. «Ils peuvent parfois exprimer plus de choses que les équations», relève-t-il. Pour rester dans l’exemple du futur qui existerait autant que le passé, il prend cet extrait de La Transparence des choses (1972) de Vladimir Nabokov: «Peut-être que si le futur existait, concrètement et individuellement, sous une forme qu’un bon cerveau pût discerner, le passé offrirait moins de séductions: ses attraits s’équilibreraient avec ceux du futur. Des «personnes» pourraient alors se jucher sur le pivot de la bascule pour examiner tel ou tel objet. Ce serait peut-être drôle.»
C’est ainsi: les écrivains, poètes et artistes ont des fulgurances que n’ont pas les physiciens et les philosophes. «Les grands écrivains vont au-delà du langage. Ils s’écartent de la réalité pour mieux l’aborder», remarque Etienne Klein. Il les appelle à la rescousse pour éclairer son propos. Tout en admettant que personne n’est encore capable de décrire l’intégralité de l’expérience du temps. Et que ce ne sera peut-être jamais le cas.
«Matière à contredire», Etienne Klein, Editions de l’Observatoire, 2018
Etienne Klein, le passeur de sciences dures
Grand vulgarisateur de la physique, le Parisien se dépense sans compter pour partager sa passion. Quitte à être parfois contesté
Il arrive en coup de vent à La Closerie des Lilas, à Paris, et commande un rhum pour ralentir un rien le tempo. Au moment de partir, il nous rappellera ce mot d’Einstein: «Je ne travaille pas vite. Mais je travaille tout le temps!» Même s’il est brillant, Etienne Klein ne se prend pas pour le père de la théorie de la relativité, pour lequel il a une admiration sans borne.
Emission de radio
En revanche, il travaille lui aussi tout le temps. Le physicien, 60 ans, dirige le laboratoire de recherche des sciences de la matière au Commissariat à l’énergie atomique. Il initie les étudiants de l’Ecole normale à la philosophie des sciences. Il s’occupe de son émission La Conversation scientifique le samedi après-midi sur France Culture. Et trouve tout de même le loisir de s’adonner à sa passion, l’alpinisme. «Je partirai bientôt faire de l’escalade au Chili. Cet été, je serai du côté de la Jungfrau et de l’Eiger. Mais pas par la face nord!»
Les jeunes gens sont beaucoup plus intéressés qu’on ne le croit aux grandes questions, en l’occurrence à l’association de la philosophie avec la physique. Ils sont avides de repères
Etienne Klein est surtout un grand passeur de la physique, un vulgarisateur qui n’oublie pas de bien parler et de bien écrire. Ses vidéos sur YouTube sont populaires, même si elles évoquent la mécanique quantique ou la définition d’un nombre.
«J’aime m’adresser aux jeunes, aux étudiants. On dit que notre époque simplifie et réduit tout, en particulier le langage. Ce n’est pas vrai. Je le remarque dans mes cours: ces jeunes gens sont beaucoup plus intéressés qu’on ne le croit aux grandes questions, en l’occurrence à l’association de la philosophie avec la physique. Ils sont avides de repères. D’ailleurs, ils sont les premiers lecteurs de mes livres.»
Accusation de plagiat
Le physicien a connu l’infamie de l’accusation de plagiat, l’an dernier, à l’occasion de la sortie d’un livre personnel sur Einstein, encore lui. Il s’est défendu, plutôt bien. Ce qui ne l’a pas empêché d’être révoqué de la présidence du conseil d’administration de l’IHEST, l’Institut des hautes études pour la science et la technologie. Coup dur.
Etienne Klein a rebondi par un autre livre, le récent Matière à contredire. Avant de se pencher, pour le prochain, sur le concept vertigineux du vide. Tout en pensant à un colloque qui, l’an prochain, réunirait physiciens et philosophes: «Chacun d’entre eux parle du temps. Mais ils ne s’interrogent pas sur ce qu’il y a derrière ce mot, par confort intellectuel. Ce serait intéressant – et salutaire – de les pousser à examiner les propriétés qu’ils collent au temps. On aura peut-être des surprises.»