Nota : cet article qui devait être une mini-chronique de voyage écrite dans l’avion entre Singapour et Phnom Penh… s’est finalement transformé en étude de cas un peu longue, mais très digeste ! Prenez un café ou un thé, installez-vous confortablement et appréciez la lecture !
Après un séjour flash à Singapour où j’en ai profité pour parler au maximum avec des locaux, je vous présente mes observations et réflexions personnelles sur ce pays. L’étude de cas sera en seconde partie.
Singapour est une ville-île-état située au large de la Malaisie. Elle compte environ 5,5 millions d’habitants, ce qui en fait le pays le plus densément peuplé au monde après Monaco.
La première chose qui me frappe quand j’y atterris, c’est l’aéroport international de Changi. Il est immense, sur-équipé, parfaitement entretenu et nettoyé par une armée d’employés. D’ailleurs, il est toujours classé meilleur aéroport du monde.
Quand le taxi m’emmène de l’aéroport à la ville, j’admire les abords de la route, qui sont magnifiquement aménagés avec des arbres et des plantes. Cela donne une excellente première impression, et ce n’est pas par hasard.
Le passé colonial britannique de Singapour laisse des indices plus ou moins évidents : la présence omniprésente de la langue anglaise, la conduite à gauche. Mon premier repas sur le pouce est un bols de nouilles chinoises au poulet… accompagné de toasts !
L’île est étrangement duale. Elle est envahie de gigantesques constructions et infrastructures ultra-modernes, mais la nature y est ingénieusement préservée et intégrée. De nombreux arbres et jardins ont été plantés au sein même des zones urbaines. La moitié de la superficie de l’île est occupée par de la végétation, et il y a 4 réserves naturelles et 50 parcs majeurs.
Dans l’espace public, tout me paraît aseptisé, ordonné, rationalisé. Les rues sont extrêmement propres.
Le sentiment de sécurité est absolu. Les caméras de vidéo-surveillance sont omniprésentes, et les nombreux policiers en civil sont toujours prêts à intervenir.
Je comprends pourquoi le crime est quasiment inexistant, avec en 2012 11 meurtres dans le pays entier, pour 5,5 millions d’habitants.
D’une part, l’efficacité de la vidéo-surveillance laisse peu de chance aux contrevenants de s’en tirer sans se faire arrêter.
D’autre part, la sévérité de la justice est extrême. Par exemple, il n’y a presque pas de cambrioleurs à Singapour, certainement à cause de la punition que l’état leur réserve : 5 ans de prison ferme et plusieurs coups de canne. Cette punition est extrêmement douloureuse (elle a été dimensionnée pour infliger le maximum de douleur pour le minimum de séquelles), et laisse d’humiliantes cicatrices à vie. 1
Pour des actes apparemment anodins comme jeter un papier par terre ou boire de l’eau en public, les interdictions sont nombreuses et rappelées partout. Alors que je dégustais proprement un chocolat dans les couleurs du métro, un local m’interpelle et me dit amicalement que je n’ai pas le droit de le faire.
Grâce à lui, j’échappe à une amende de 500 $ singapouriens (325 euros), même si je suppose que les policiers locaux sont compréhensifs avec les touristes étrangers. Ou pas. Bref, je vous laisse faire le test.
Dans les lieux publics, je ressens qu’il est approprié de rester calme, neutre et policé. Cela se traduit dans l’attitude générale de la foule. Bien sûr, je vois quelques gens rire et discuter, mais c’est toujours fait avec retenue. En 36 heures dans le pays, les seuls gens que j’entends parler bruyamment en public sont des touristes Chinois.
Vous savez que tous les êtres humains ont tendance à caler inconsciemment leur comportement sur celui des gens qui les entourent, qu’ils le veuillent ou non : c’est le phénomène de la preuve sociale. Chaque environnement donne donc un signal aux personnes qui y vivent.
Singapour donne le signal suivant : ici, on travaille dur et on respecte les règles.
En 1965, l’état de Singapour était rejeté par la fédération de Malaisie, et les Singapouriens voyaient en direct les larmes de leur premier ministre Lee Kuan Yew (LKY). La vidéo d’archive est édifiante.
Singapour était un minuscule pays du tiers-monde sans ressources naturelles et avec un seul atout apparent : une excellente position géographique.
Mais emmenés par la vision de Lee Kuan Yew, les Singapouriens se mirent au travail avec acharnement.
Vous connaissez la suite ?
50 années plus tard, Singapour a un succès insolent, que je peux résumer en 3 chiffres :
J’ai passé une vingtaine d’heures à étudier cette incroyable transformation, ce qui m’a permis de déterminer les facteurs clés de succès de Singapour, que j’ai distillés pour vous dans l’étude de cas qui va suivre.
Vous êtes prêt ?
note : le gouvernement singapourien a parfois été critiqué par des Occidentaux pour sa fermeté et sa sévérité, mais nul ne peut contester sa compétence exceptionnelle et son dévouement total. 84% des Singapouriens ont confiance en leur gouvernement. 5
Singapour a une excellente position géographique. En effet, la ville-île-état se trouve au large du détroit de Malacca, qui est l’une des plus importantes voies de navigation du monde. Son trafic est équivalent à celui du canal de Suez.
C’est la raison pour laquelle les Britanniques avaient colonisé l’île en 1819. Ils avaient fait de Singapour un important port et comptoir d’échange commercial.
Après le départ des Britanniques et l’indépendance forcée en 1965, le gouvernement a assuré une continuité.
Il a utilisé pleinement les infrastructures du port installées par les Britanniques, et a optimisé son efficacité et son attractivité.
Le pays est rapidement devenu une forte puissance commerciale : c’est le 14 ème exportateur mondial avec 437 milliards de dollars en 2014. 6
Points actionnables :
Doctrine simplifiée du capitalisme : le gouvernement doit intervenir au minimum dans l’économie du pays, donner un maximum de liberté aux entreprises, et ne pas redistribuer les richesses.
Doctrine simplifiée du communisme/socialisme : le gouvernement doit réguler/planifier très lourdement l’économie, posséder la plupart des biens/entreprises et redistribuer les richesses équitablement.
Le premier ministre Lee Kuan Yew ne s’est jamais laissé enfermer par des idéologies, des doctrines et des théories imposées de l’extérieur.
Tout ce qui l’intéressait, c’était le résultat final pour Singapour. Pour chaque problème identifié, il s’attachait à :
Lee Kuan Yew et Goh Ken Swee (l’artisan économique de Singapour) voulaient une économie prospère au service des Singapouriens.
Ils ont donc fusionné les meilleurs aspects du capitalisme et du communisme, et créé un système unique : une économie de marché guidée.
Il faut aussi souligner que les dirigeants du pays ont eu l’humilité d’accepter qu’ils ne pouvaient pas avoir toutes les réponses.
Ils ont fait appel à des experts en développement venus d’autres pays. Ainsi, l’Economic Development Board (l’agence gouvernementale singapourienne qui a mené le succès économique du pays) est largement inspiré de deux agences modèles : Netherlands Foreign Investment Agency et Invest In Israel.
Points actionnables :
En 1965, Singapour avait de graves problèmes : chômage, main d’oeuvre mal éduquée, habitations de mauvaise qualité.
Les Britanniques en avaient fait un pays de re-exportation (pays faisant simplement du commerce intermédiaire) à travers son port. L’opportunité était de transformer Singapour en pays d’exportation (pays capable de fabriquer, transformer et/ou emballer des biens puis de les exporter).
Afin de résoudre les problèmes du pays tout en attaquant l’opportunité de développement, le gouvernement a planifié des stratégies ambitieuses, puis exécuté brillamment. 8
Il a mis en place l’Economic Development Board (EDB) pour piloter l’industrialisation du pays. L’EDB a immédiatement lancé une politique industrielle très vigoureuse pour attirer les investissements directs depuis l’étranger et créer de l’emploi pour les Singapouriens. 9
Le résultat aujourd’hui : Singapour est le pays numéro 2 sur le critère « facilité de faire des affaires ».
Il a créé le Housing Development Board (HDB) pour offrir aux Singapouriens des logements de qualité à des prix modérés. Grâce à cette organisation, 90% des résidents singapouriens sont propriétaires de leur domicile, et 80% des résidents vivent dans des appartements du HDB. 10
Imaginez : c’est exactement comme si 80 % des résidents Français vivaient dans des beaux HLM achetés ou loués à un coût modique, sans insécurité, sans trafics, sans ghettos. Nous y reviendrons plus tard.
Point actionnable :
A Singapour, le niveau de taxation global est extrêmement faible : 15,4 % du PIB (classement mondial : 190). Les charges sont minimales aussi bien pour les particuliers que pour les entreprises, ce qui attire à Singapour de nombreux particuliers fortunés et entreprises internationales.
Le gouvernement peut se permettre cette politique car il dépense de façon hautement ciblée et rationnelle.
Mais notez qu’à la différence des pays ultra-libéraux, l’état singapourien offre aux citoyens modestes et pauvres une éducation, des logements et des services de santé à la fois accessibles et de qualité.
C’est valide sur les points de vue suivants :
En outre, le gouvernement s’interdit d’être en déficit, et n’emprunte jamais pour faire des dépenses. 11
Points actionnables :
Le pays a développé des infrastructures hyper-modernes et de très haute qualité, et il ne cesse de les améliorer :
Le seul problème dans le développement des infrastructures est le suivant : à cause de la superficie minuscule du pays, le gouvernement est souvent obligé de détruire des infrastructures en parfait état. Cela représente un certain gâchis, et a un impact environnemental.
La modernité/qualité des infrastructures est un des facteurs-clé qui explique directement l’efficacité économique du pays.
Points actionnables :
L’économie mondiale d’aujourd’hui est basée sur le savoir et la connaissance.
Depuis 1991, Singapour a commencé à lancer des plans stratégiques pour renforcer les capacités technologiques du pays.
Le pays a misé sur des infrastructures pro-innovation comme le hub scientifico-culturel One North, et a créé une agence spécialisée pour coordonner ses efforts de Recherche et Développement (R&D) : Agency for Science, Technology And Research (A*STAR).
Le gouvernement a alloué d’importants fonds pour la recherche fondamentale et l’innovation dans des secteurs à haute valeur ajoutée, ce qui a permis d’attirer des talents internationaux.
Singapour s’est concentré fortement sur l’éducation (20% du budget du gouvernement). L’enseignement est presque gratuit, obligatoire et de haute qualité.
Les élèves issus des familles pauvres reçoivent des aides financières. Les professeurs sont motivés, respectés, bien formés, et jugés selon les performances de leurs classes.
Depuis les années 60-70, l’enseignement est très pragmatique, structuré, avec beaucoup de pratique et d’apprentissage par coeur. 12 Mais il évolue aujourd’hui vers plus de créativité et de pensée critique, ce qui correspond parfaitement à l’environnement technologique et économique d’aujourd’hui.
Les classes sont bilingues : chaque enfant doit apprendre l’anglais (quasiment tous les cours sont en anglais) en plus d’une autre langue parmi les langues officielles du pays (mandarin, malaisien ou tamil). Le système est méritocratique (certains disent élitiste) : il récompense les meilleurs, quelle que soit leur origine sociale. 13
Cette politique a porté ses fruits : Singapour avait un tiers d’illetrés en 1965, alors qu’aujourd’hui les écoliers singapouriens de 9-10 ans sont extrêmement performants en maths (classement mondial : 1) et en sciences (classement mondial : 2).
Points actionnables :
Au moment de l’indépendance de Singapour, les dirigeants ont vu ce qui se passait dans des pays nouvellement indépendants comme l’Inde et le Sri Lanka : émeutes raciales et effusions de sang dus à des affrontements politiques.
Pour éviter les problèmes d’instabilité politique, le gouvernement a mis en place une politique autoritaire qui a restreint les libertés individuelles.
Un économiste singapourien a justifié cette politique controversée par cette comparaison : Singapour est comme une petite barque qui navigue en eaux troubles. Si on laisse des singes sauter dans tous les sens, la barque va chavirer.
Dans l’environnement instable des pays asiatiques des années 70, la stabilité politique singapourienne a rassuré et attiré les entreprises étrangères.
En outre, Singapour est un pays hautement multi-culturel et multi-religieux depuis ses origines, et qui continue à utiliser l’immigration de façon massive pour compenser la trop faible natalité. Elle est de 0,81 enfant/femme en 2015 (classement mondial : 224. Enfin un indicateur où Singapour est mal classé !).
Une mauvaise gestion politique peut mener à des tensions raciales et du communautarisme. Pour arriver au contraire à souder les Singapouriens de cultures diverses et à nourrir un sentiment d’appartenance nationale, le gouvernement a mis en place des politiques telles que celles-ci :
Le résultat est très remarquable : Singapour est un formidable brassage multi-culturel et multi-religieux, qui pratique bien le vivre-ensemble.
Points actionnables :
Les Singapouriens salariés sont soumis à un régime d’économie obligatoire individualisé nommé le CPF. Ce fond leur permet de financer leur retraite, leurs besoins de santé, l’achat de leur habitation et leurs investissements. Chaque employeur et employé doit financer un montant imposé pour ce fond. 14
Ce système de capitalisation très efficace et incitatif permet aux Singapouriens d’économiser automatiquement, sans trop y penser car l’argent est directement prélevé depuis leur salaire et versé sur le CPF.
En outre, Singapour prend sa sécurité très au sérieux : ses dépenses militaires représentent 3,5% de son PIB (15ème rang mondial). Certains opposants disent que c’est du gaspillage, mais le gouvernement répond que la sécurité du pays n’est pas négociable : le contexte géostratégique régional est tendu, ce qui le force à avoir une force militaire capable et efficace.
Du fait de la petite population du pays, la majorité de la force de combat est constituée de réservistes. Chaque homme singapourien suit un service militaire de deux ans, puis doit régulièrement participer à des sessions d’entraînement tout au long de sa vie de réserviste (jusqu’à 40 ans pour les non-officiers).
De plus, la taille limitée de l’armée singapourienne l’oblige à compenser en utilisant la technologie au maximum : elle sert donc de multiplicateur d’effort.
Points actionnables :
Singapour est un état minuscule en termes de taille et de population, et le gouvernement est très ferme. Ces deux facteurs ont aidé la ville-état à être extrêmement agile et réactif face aux changements dans l’environnement international.
En effet, si le gouvernement du pays découvre une certaine opportunité ou veut tester une nouvelle politique, il peut agir immédiatement, sans délibérer pendant des mois.
Ce n’est pas le cas dans la plupart des autres pays, où il y a des débats prolongés, des manifestations de rejet et des inerties liées à la taille du territoire et de la population.
C’est de cette façon que le gouvernement a procédé pour mettre en place toutes les mesures politiques citées précédemment dans l’article : des actions réfléchies, rapides et agressives.
Un exemple est celui de la lutte anti-pollution et anti-voitures en ville.
Pour éviter que Singapour devienne hyper-pollué comme certaines villes d’Asie, le gouvernement a pris une mesure radicale : la politique du Certificate of Entitlement. Un particulier qui veut pouvoir conduire sa voiture doit payer un certificat d’environ 40000 euros. Au bout de 10 ans, il doit repasser à la caisse ou revendre sa voiture.
En conséquence, le trafic est étonnement fluide et beaucoup des voitures sont des taxis (ils sont bon marché : une douzaine d’euros pour une course de 30 km).
Points actionnables :
Le dernier facteur clé de succès se trouve dans les valeurs singapouriennes essentielles, qui sont à la fois issues de l’héritage culturel local et encouragées par le gouvernement :
Points actionnables :
Cette étude a montré comment le gouvernement de Singapour a guidé le pays vers la réussite à travers des actions massives, concentrées et rationnelles.
Elle illustre le principe suivant, que je crois valable pour tous les individus, organisations et sociétés : qui veut un succès extrême doit prendre des mesures extrêmes.
Pour terminer, je rappelle ici les 10 facteurs-clé de succès de Singapour :
C’est à vous ! Qu’est-ce que cet article vous inspire ? Ai-je omis des points ? Quels facteurs-clé vous paraissent les plus importants, et comment pourriez-vous les intégrer dans vos propres opérations ?