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FET KAF: enfin une méthodologie pour un dialogue entre esclaves et engagés

Khal Torabully
FET KAF: enfin une méthodologie pour un dialogue entre esclaves et engagés

En ce dimanche 20 décembre, jour de célébration de l’abolition de l’esclavage à La Réunion, saluons l’événement de façon inclusive.

Certains pourraient se poser la question: pourquoi m’intéresserais-je à l’esclavage, alors que j’explore le champ de l’engagisme depuis plus de 30 ans? La question est complexe, même si la démarche est avérée, ouvrant un champ de réflexions et d’études inexistant par le passé.

En effet, dès l’écriture de Cale-d’étoiles en 1989, que j’avais fait passer à Azalées éditions à La Réunion par l’excellent romancier Jean-François Samlong, j’avais déjà posé, dans ce texte fondateur de l’engagisme inclusif, une approche articulée avec les humanités. Ce livre posa la relation privilégiée de l’imaginaire de l’engagé avec l’esclavage, comme passé générique et systémique du coolie trade. Je ne pouvais concevoir le coolie trade sans le slave trade. Aussi, Cale d’étoiles articulait les deux mémoires, alors que j’aurais pu penser un engagisme hermétique, à l’exclusion des altérités. Seulement, je savais qu’en investissant les oublis des archives et l’Histoire, je me devais de faire preuve de solidarité et de partage de mémoires en articulant ces deux pages de servitude.

Cette vision plurielle a donc accompagné l’écriture de mon article «Coolitude» quelques années plus tard, sous forme d’analyse, et ce, à l’invitation de Notre Librairie, du CLEF. C’était le tout premier texte analytique posant les bases d’une articulation théorique entre engagisme et esclavage.

J’étais totalement incompris à l’époque, essuyant même des remarques amères de certains « penseurs/censeurs » qui ne se sont pas privés, cependant, avec le temps, de s’approprier le fond de mes pensées... Cette incompréhension a perduré longtemps. Les seules personnes à avoir accueilli cette démarche très tôt sont Jean-Georges Prosper, Doudou Diene (concepteur de la Route de l’esclave de l’UNESCO), Federico Mayor, ex-Directeur-Général de l’UNESCO, et plus tard, Moussa Ali Iyé, directeur de la Route de l’Esclave. En 2009, à Maurice, l’Aapravasi Ghat, Raju Mohit, ex-responsable de l’Aapravasi Ghat, puis Mahen Utchanah (que je salue au passage et que je sais souffrant), ont compris ma vision d’un Humanisme du Divers né de l’histoire de l’engagisme. L’esclavage n’était donc pas mis sous l’éteignoir au Ghat, alors que le Morne, site de mémoire dédié à l’esclavage, n’était pas encore classé par l’UNESCO.

Sans sourciller, j’ai continué l’élaboration de la première méthodologie articulant esclavage et engagisme dans d’autres écrits, notamment dans Coolitude, ouvrage universitaire co-écrit avec Marina Carter en 2002. La démarche s’est poursuivie dans des articles, tels que «Esclaves et coolies, pour un Partage de mémoires», repris sur le site de Mémoire de l’esclavage en juin 2006, un mois avant le classement du Morne au Patrimoine Mondial en Juillet 20061. C’était la toute première reconnaissance de la Fondation pour le plaidoyer de la mémoire partagée que je proposais.

Rappelons aussi qu’avant le classement du Morne à Maurice, j’avais été contacté par l’UNESCO afin de développer ma vision inclusive pour que Ghat et Morne n’entrent pas dans une démarche de concurrence de mémoires victimaires. J’ai écrit des textes et contacté des officiels pour faire avancer la perspective dialogique des sites de l’UNESCO. Cet article en fait état: «L’île Maurice accueille deux lieux classés au patrimoine de l’humanité par l’Unesco: le Morne, dédié à la mémoire des esclaves africains, et, depuis 2006, Aapravasi Ghat, dédié à celle des travailleurs engagés. «Si l’esclavage fut la clé de voûte des systèmes plantationnaires pour les cultures du sucre, du coton, du café, de l’indigo ou de l’hévéa, il n’en demeure pas moins que c’est la même logique qui a conduit à l’engagisme pour poursuivre les productions coloniales, avec une différence juridique considérable: le coolie avait un statut de migrant et de salarié, défini par un contrat, rarement respecté, alors que l’esclave ne fut que pièce d’ébène, objet, charrue, outil aratoire. Il fut même privé de son nom»…»2.

Le gouvernement de Navin Ramgoolam épousa cette philosophie historique et mémorielle le jour de la célébration de l’arrivée des engagés à Maurice il y a une dizaine d’années. J’étais au Ghat: «Le PM a souligné avec insistance cette nécessité de dialogue entre esclavage et engagisme, citant mon travail dans son discours, rappelant que mon plaidoyer pour ce partage de mémoires est un atout majeur pour l'île Maurice , et soutenant ma démarche pour la création de la route de l'engagé, que j'avais proposée au pays dans le passé. Message qui, cette fois, bien pesé par le chef de l'exécutif mauricien, devrait s'imprimer dans les options à venir (…), prélude à un imaginaire pluriel. Ramgoolam a conclu en affirmant justement que "l'Aapravasi Ghat n'est pas qu'un patrimoine physique, matériel, mais aussi culturel, susceptible de mettre en relief la diversité de notre culture"». (…) C'est résolument dans ce chantier là que nous devons tous nous engager. Maurice a, avec le Ghat et le Morne, enfin ses repères physiques et symboliques pour panser ses plaies du passé. Elle doit s'investir dans ce dialogue riche entre engagisme et esclavage…»3.

Praxis pour une vision inclusive

En 2013, l’Aapravasi Ghat me mandata officiellement pour inscrire la Route de l’Engagé sur l’agenda de l’UNESCO. Je contactai Doudou Diene, qui m’accompagna dans cette démarche. Très tôt, dans mes propositions, je réinscrivis la nécessaire articulation entre engagisme et esclavage dans la route à naître. La Route de l’Engagé ne devait pas exister en rupture avec l’esclavage. Mes démarches préliminaires étaient faites sur cette base philosophique inclusive et transculturelle. Et la Route en porte l’empreinte indélébile.

La Route des Engagés (International Indenture Labour Route - IILR) fut inscrite par l’UNESCO en 2016, Madame Basawati Mukherjee, ex-ambassadrice de l’Inde à l’UNESCO finalisant cette inscription. Ce fut un pas colossal en avant pour l’équipe mobilisée.

En 2017, je fus l’envoyé de l’UNESCO en Guadeloupe, pour le centenaire de l’abolition de l’engagisme, sur l’invitation du GOPIO de cette île. J’y rappelai la nécessaire articulation méthodologique entre ces deux pages d’Histoire, notamment, à travers leurs déclinaisons actuelles, la créolité et la créolisation, issues de la matrice de l’esclavage.

Les Indo descendants étaient très heureux de l’émergence de l’IILR. Et il m’importait, dans cette mission officielle, de rappeler que la nécessaire articulation entre engagisme et esclavage, favorisant une compréhension accrue entre les cultures et les humanités, est contenue dans les préambules de l’IIRL, même si la coolitude n’est pas expréssement mentionnée dans ce document officiel4.

Lors du colloque organisé par le GOPIO en 2017, à Maurice, pour commémorer l’abolition de l’engagisme, je rappelai à nouveau ce travail à faire dans deux interventions. Dans l’euphorie de la commémoration, je constatai que les historiens et chercheurs invités à cet événement me semblaient oublieux de ces préambules, m’entendant à peine. Maurits Hassankhan, historien de Guyana, nota ce fait avec intérêt, tout comme Michèle Marimootoo, historienne de La Réunion, qui m’écrivit à ce sujet.

Je retrouvai Hassankhan en Guadeloupe en 2018, où se tint le Festival International de la Coolitude. Sans surprise, notre point d’orgue en fut «Partage de mémoires entre engagisme et esclavage», et Doudou Diene, ex-directeur de la Route de l’Esclave était notre invité d’honneur. Ce festival était le tout premier événement international mettant à l’honneur la méthodologie que je développais depuis presque 30 ans. Emelda Davis, militante mémorielle des îles Salomon, fut très sensible à cette mise en relation entre les « sugar slaves » de façon archipélagique et transocéanique. Deux fragments d’une même histoire…

Quelques semaines plus tard, Maurits Hassankhan organisa un colloque international en Guyana, avec une table-ronde sur le thème de dialogue entre engagisme et esclavage. J’y étais invité mais ne pus faire le voyage. Cependant, j’ai écrit sur cette méthodologie dans un texte à paraître, où je théorise mes développements antérieurs liée à une praxis, notamment autour d’une passerelle philosophique établie entre le Morne et le Ghat.

Avec la même vision, en août 2018, à Lyon, je rencontrai Jean-Marc Ayraut, le Président de la Fondation pour la Mémoire, en compagnie de Doudou Diene. Je lui proposai ce récit partagé et il m’écouta très attentivement.

En voyage à La Réunion la même année, lors d’une visite de calbanons, il parla de la nécessité de lier esclavage et engagisme. C’était une reconnaissance importante pour mes réflexions.

Je soulignai cette nécessité à nouveau dans une lecture du livre de Nira Wickramasinghe en octobre de cette année, plaidant pour qu’un «overlapping» ou chevauchement ait lieu entre mémoires et histoires de l’engagisme et de l’esclavage5.

A ma grande joie, ce chevauchement des imaginaires et des mémoires eut lieu l’an dernier, quand, lors de la journée du 8 mai commémorant l’abolition de l’esclavage et des traites, Gérard Larcher, président du Sénat, dit un de mes textes au Jardin du Luxembourg. Voici un extrait de ce poème que j’avais écrit des années auparavant, pour commémorer l’abolition de l’esclavage:

«Ma montagne est l’abat-jour des mornes et des ghats
Je ne suis ni l’horizontal des chaînes ni la verticale des contrats vérolés
L’oubli de partager notre douleur est le dernier convoi des chairs tristes
Je suis l’esclave, de très près, de toute ma scène primitive,
Je suis le coolie, l’engagé de nos servilités,
Si je reste à bord c’est parce que je suis à la solde des nouvelles fraternités»
6.

Conclusion provisoire

Doudou Diene, grand témoin de l’articulation des routes de l’esclavage et de l’engagisme que je théorise, continue d’échanger avec moi en vue d’inscrire cette vision dans les recherches et démarches à venir.

Un constat s’impose: peu comprise, parfois ignorée pendant des années, la méthodologie que j’ai développée a fait émerger le socle sur lequel s’est bâtie la Route de l’Engagé (IILR). Elle est bien le modus operandi menant à l’inscription de l’IILR en 2016. Je précise que celle-ci a pris du retard car, en dépit de mes appels, les chercheurs et autorités n’avaient pas assez compris la démarche inclusive à adopter pour développer l’IILR. Je sais que cela est désormais pris en considération, car cette réflexion complexe émerge de plus en plus…

Cette méthodologie innovante est donc actée et devrait connecter l’océan Indien et l’Atlantique pour des études reliant ces deux pages d’Histoire et leurs répliques culturelles et anthropologiques dans les sociétés actuelles.

Aussi, en cette Fête Kaf de la Réunion, je souhaite que les mémoires des descendants de l’esclavage et de l’engagisme puissent être audibles et développées dans des recherches et pratiques culturelles tous azimuts. En effet, vu que notre région possède les deux seuls sites au monde permettant une passerelle mémorielle entre esclavage et engagisme, pour dynamiser l’espace indianocéanique au niveau international et le rendre attractif aux chercheurs de tous horizons, je ne peux qu’inviter nos chercheurs à investir cette méthodologie née dans l’océan Indien.

Je me permets de rappeler qu’aucune histoire ou mémoire de l’engagisme ne saurait être complète sans une interpénétration mémorielle et historique avec celles de l’esclavage. Ces deux histoires contiennent la complexité de nos îles dans le présent, leur permettant de s’inscrire dans des dynamiques culturelles et diasporiques élargies.

Pour ma part, déjà, je remercie l’UNESCO d’avoir inscrit cet esprit de l’Humanisme du Divers de l’engagisme dans les préambules de l’IILR et souhaite que ce travail puisse être exploré par les personnes et institutions investies dans cette démarche, avec toute la rigueur morale et intellectuelle nécessaire, ici, en Atlantique et ailleurs.

Déjà, j’offre à nos mémoires en fête kaf cette brassée de paroles écrites en 2014:

«Jamais je n'oublierai Zanzibar,
ni son cri déchiré sur nos malheurs.
Je fus perpétuellement jeté,
mer bleue sur mer noire....

Jamais je n'oublierai Gorée,
cette île maléfique
au visage de l'autre Atlantique.
Son esclaverie hérissée d'âmes perdues,
Sa déchirure profonde au nu de ma cicatrice.(…)

Le Morne m'a dit:
Jamais ce jour-ci ne sera l'autre début
ni l'autre fin de l'éternité.

(c) Khal Torabully, 20 décembre 2020

Notes :

  1. https://www.cairn.info/revue-africultures-2006-2-page-101.htm?contenu=re...
     
  2. https://lelephant-larevue.fr/thematiques/histoire/un-lieu-une-idee-a-lile-maurice-sur-la-route-des-coolies/
     
  3. https://www.indereunion.net/IREV/articles/khal7.htm
     
  4. https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000229974
     
  5. https://www.lemauricien.com/le-mauricien/la-methodologie-de-la-coolitude-pour-lengagisme-et-lesclavage/384565/
     
  6. http://www.montraykreyol.org/article/puisquil-y-a-tant-de-chaines-je-me-refuse

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