MONTRAY : Vous organisez fin octobre un colloque international sur Jean BERNABE et son œuvre. Pouvez-vous, pour le grand public, nous présenter à la fois l'homme qu'il fut et le travail qu'il a accompli sur la langue créole ?
GERRY L'ETANG : Ce colloque aura lieu les 25, 26 et 27 octobre sur le campus de Schoelcher. Il est organisé par le CRILLASH (Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, langues, arts et sciences humaines), laboratoire que Jean Bernabé a créé après le GEREC (Groupe d’études et de recherches en espace créolophone). Bernabé, récemment décédé, fut un homme d’un calibre intellectuel exceptionnel qui a brillé en matière créolistique mais également au-delà. Il a produit une somme considérable de travaux sur la structure de la langue créole et a œuvré à son équipement graphique, mais il a aussi été un militant qui a travaillé à faire entrer les études créoles à l’université et à l’école. On lui doit des diplômes de créole, de la licence au doctorat, et aussi les concours du professorat des écoles option créole et du CAPES de créole. C’était un modèle d’intellectuel engagé qui a inlassablement arraché des progrès en faveur des langues et cultures martiniquaise, guadeloupéenne, guyanaise. Jean Bernabé a encore permis à des dizaines et des dizaines de gens (professeurs des écoles, certifiés, universitaires, etc.) de travailler grâce et sur le créole. Qui aurait pu prévoir ça il y a 40 ans, quand il a commencé son entreprise ? C’est un acquis inouï.
MONTRAY : Jean Bernabé fut aussi l'un des pères fondateurs de l'ex-Université des Antilles Guyane et le fondateur de diverses structures en son sein. Pourriez-vous nous en parler ?
GERRY L'ETANG : Jean fut en effet un des fondateurs de l’Université des Antilles et de la Guyane (aujourd’hui, Université des Antilles et Université de Guyane). Il a également dirigé pendant une dizaine d’années (deux mandats) la faculté des lettres et sciences humaines en Martinique. Outre le GEREC, le CRILLASH et la filière des études créoles, il a crée l’ISEF (Institut supérieur d’études francophones) devenu l’ICEFI (Institut caribéen d’études francophones et interculturelles), de même que l’UTL (Université du temps libre), le CIRECCA (Centre international de recherches, d’échanges et de coopération de la Caraïbe et des Amériques), Radio campus FM, etc. En faisant tout ça, Bernabé cherchait à ouvrir l’université sur les mondes local, régional et international, et à multiplier des opportunités de contact et de recherche pour les enseignants et aussi d’emploi pour les étudiants. La filière FLE (Français langue étrangère) qui propose aujourd’hui l’un des masters les plus demandés de l’Université des Antilles (150 étudiants d’une quinzaine de nationalités) est une création de Jean Bernabé.
MONTRAY : Le colloque que vous organisez rassemblera des universitaires de France, d'Allemagne, de Suisse, d'Haïti, de Guadeloupe, de Guyane, de Trinidad-et-Tobago, etc. et bien sûr de la Martinique, Est-ce à dire que l'œuvre de Jean Bernabé a connu un rayonnement international ?
GERRY L'ETANG : L’œuvre de Bernabé a un rayonnement international. C’est évident pour son travail de créoliste et aussi au niveau de ses manifestes, singulièrement de l’ « Eloge de la créolité », écrit en collaboration. Mais le colloque qui s’appelle « Tracées de Jean Bernabé », se propose d’observer tout le champ ou presque de la production intellectuelle de l’homme. Car Jean était une sorte de « grangrek Michel Morin », un intellectuel qui a investi plusieurs disciplines : la créolistique certes, mais également l’analyse littéraire, la production littéraire, la polémique, la philosophie, etc. Bernabé a par exemple créé toute une série de concepts qui peuvent nous servir aujourd’hui à mieux penser la Martinique de même que les mutations internationales. Car partir d’une réflexion sur la langue, ce sont les sociétés et leurs recompositions qu’en définitive Bernabé analyse. Nous étudierons donc lors de ce colloque les « tracées » de Jean Bernabé, c’est-à-dire les diverses ouvertures qu’il réalisé, les trouées qui a percé dans nos frontières cognitives, et aussi l’empreinte de son œuvre militante.
MONTRAY KREYOL : Pour le grand public, le nom de Jean Bernabé est principalement attaché à deux choses, le GEREC et la graphie du créole. Où en sont-elles aujourd'hui ?
GERRY L'ETANG : Le GEREC, comme je l’ai dit, a donné le CRILLASH, qui est un groupe de recherches interdisciplinaires, et qu’après Jean Bernabé, Corinne Mencé-Caster et Raphaël Confiant, je dirige aujourd’hui. Au CRILLASH, nous essayons de suivre la voie dessinée par Jean et de produire des travaux qui aideront au décryptage de nos sociétés caribéennes et américaines, à l’analyse de leurs mutations culturelles et de leurs productions artistiques, à mieux comprendre leurs langues, leurs systèmes éducatifs, leur sexualité. Bref, nous travaillons sur l’interculturel caribéen et américain et sur ses reconfigurations. C’est une tâche ambitieuse, comme tout ce qu’entreprenait Jean, et donc difficile. Pour ce qui est de la graphie du créole, les graphies canoniques sont désormais celles proposées par Bernabé. Il y en a trois. Ou plutôt, trois versions d’une graphie continûment affinée. Le standard 1 est en usage essentiellement en Guadeloupe et en Guyane, le standard 2 est utilisé majoritairement en Martinique et le standard 3, récent, est faiblement pratiqué, un peu en Martinique. Entre ces trois standards, il y a une sorte de gradient. On part d’un système graphique qui s’autonomise de manière maximale par rapport au français pour aller vers un système où la priorité n’est plus la recherche systématique de la différenciation mais l’optimisation de l’écriture et de la lecture par des créolophones par ailleurs francophones.
MONTRAY KREYOL : La mort de Jean Bernabé a laissé un grand vide dans le monde de la créolistique martiniquaise et guadeloupéenne. Est-ce que sa relève est assurée et en quoi votre colloque peut-il y contribuer ?
GERRY L'ETANG : La recherche martiniquaise, guadeloupéenne, guyanaise en matière de créolistique, plus précisément de linguistique créole, est en effet confrontée aujourd‘hui à un vide. D’autant que plusieurs compagnons de route créoliste de Jean Bernabé, comme Robert Damoiseau, ont pris leur retraite. Mais il existe encore des créolistes compétents, formés ou non par Bernabé, qui peuvent prendre la relève. Ils en ont en tout cas les capacités intellectuelles. En fait, le problème est ailleurs. Ces chercheurs, obtiendront-ils encore des emplois qui leur permettront de mener à plein temps leur travail de créolistes ? Et s’ils les obtiennent, auront-il la fibre suffisamment militante pour décrocher d’autres victoires pour le créole ? A ces niveaux, l’héritage de Jean est menacé. D’où l’intérêt de ce colloque qui contribuera peut-être à de nouvelles vocations.