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L’ « autobiographie imaginée » de Frantz Fanon

L’ « autobiographie imaginée » de Frantz Fanon

Raphaël Confiant a publié cette année L’insurrection de l’âme (Caraïbeditions), biographie de Frantz Fanon à la première personne. L’occasion pour nous d’interroger l’auteur martiniquais sur le parcours du penseur tiers-mondiste, et théoricien de la décolonisation dans son ouvrage Les damnés de la terre.

Qui était Frantz Fanon ?

Frantz Fanon était un psychiatre martiniquais, nommé à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie, au moment où va éclater la guerre dans le pays. C’est un jeune martiniquais, brillant, qui a fait ses études de médecine à Lyon. Il veut se réinstaller en Martinique après ses études, mais y découvre une situation coloniale insupportable. Il décide de repartir en France, où il rencontre un grand professeur de psychiatrie, le professeur Tosquelles. C’est l’inventeur d’une nouvelle forme de psychiatrie appelée la sociale-thérapie. Il va s’initier à celle-ci, et passera ses examens pour devenir psychiatre. Au terme de son internat, il demande au président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, un poste à l’hôpital psychiatrique de Dakar. Ce-dernier ne lui répond pas. Fanon va regarder les postes disponibles, dans ce que l’on appelait l’Empire français à l’époque. Le seul poste intéressant et disponible était celui de l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. Fanon postule, et est recruté.

Pavillon de l’Administration de l’Hôpital Psychiatrique de Blida-Joinville, où Fanon a travaillé avant de rejoindre le FLN pendant la révolution algérienne – Crédits : Wikimédia Commons

L’expérience algérienne a-t-elle contribué à faire passer Fanon de médecin à militant ?

Il avait déjà écrit en 1952 un petit texte appelé Peau noire, masques blancs, qu’il avait voulu présenter comme thèse de doctorat. C’est un texte très fort, parce qu’il analyse l’aliénation raciale et l’aliénation culturelle des antillais, au bout de trois siècles de colonisation. Mais ce texte n’avait pas eu un grand écho. Fanon arrive en Algérie et y découvre une psychologie coloniale. Qu’est-ce qu’il faut entendre par là ? Vous avez des médecins européens, qui considèrent que l’arabe est un être un peu frustre, à la limite peu développé intellectuellement. Grossièrement, il lui manque quelques cases dans le cerveau, et il faut employer la manière forte pour pouvoir soigner ceux qui sont atteints de maladies mentales. Bref, une psychiatrie coloniale. Fanon va se révolter contre cette psychiatrie, fort qu’il est de ses connaissances en sociale-thérapie, et va innover complètement dans cet hôpital. Il refuse les méthodes brutales, les camisoles de force, les médicaments qui abrutissent les malades etc. Et il va inventer de nouvelles thérapies, qui font intervenir la culture algérienne, la langue algérienne, les contes. La direction de l’hôpital sera obligée de se rendre compte des améliorations considérables qui ont été amenées par Fanon. J’insiste sur ce point parce qu’aujourd’hui Fanon est souvent perçu comme un grand militant révolutionnaire. Or, Fanon était avant tout un psychiatre, et même un chercheur en psychiatrie, puisque de ses expériences il a tiré de nombreux articles, qui ont été publié dans des revues de psychiatrie française de très haut niveau.

Y avait-il un lien entre son éthique en tant que docteur, et ses revendications politiques ?

Prenez simplement le fait qu’il veuille établir ce qu’on appelle aujourd’hui l’ethnopsychiatrie. Les maladies mentales ou psychiques, sont quand même le seul domaine de la médecine qui n’est pas universel, et qui doit être appliqué à une culture, puisque le trouble mental est un trouble de l’esprit, lui-même formaté par une culture. Si vous ne connaissez pas la culture dans laquelle le malade évolue, si vous tentez de lui appliquer une thérapie qui est appliquée à une autre culture — et c’est ce qui se faisait à l’hôpital psychiatrique de Blida, évidemment l’échec est patent. Fanon, dans sa pratique politique, réclamait aussi le droit pour les peuples d’avoir leur propre forme de gouvernement, ce qui n’empêche pas l’humanisme ni l’internationalisme. Fanon avait bien le sens des différences, il avait le respect des cultures. Ce qu’il réclamait pour la psychiatrie, il le réclamait aussi au niveau politique. Regardez l’entêtement qu’ont les pays occidentaux aujourd’hui à vouloir imposer ce qu’ils appellent la démocratie aux peuples du Sud. Fanon n’aurait pas été d’accord du tout avec les politiques qui sont menées aujourd’hui, qui consistent à vouloir imposer ce qu’on appelle la démocratie.

Dans votre livre vous décrivez très précisément le quotidien de Fanon à l’hôpital psychiatrique, comment l’avez-vous développé en récit ?

C’était un exercice difficile, vous imaginez bien, car tout ce que je raconte, tout le monde le connait. Je veux dire que les faits qu’il y a dans mon livre, ce sont des faits avérés, je n’invente rien, ce n’est pas de la fiction.

Même les dialogues ?

A part les dialogues et les descriptions, évidemment. Il s’agit d’une autobiographie imaginée. Je fais comme si j’étais Fanon. Le livre commence par Fanon sur son lit d’hôpital, mourant de la leucémie, dans un hôpital des États-Unis à l’âge de 36 ans, et il parle au « je ». Tout l’ouvrage n’est pas au « je », je n’ai pas eu l’audace de me mettre à la place de Fanon de la première à la 390e page. Mais une bonne partie du texte l’est, et effectivement il m’a fallu imaginer les dialogues. Les descriptions, par exemple, de la ville d’Alger, de la ville de Blida, des montagnes de Kabylie. Fanon était grand amateur d’escapades en Kabylie, le week-end. Il m’a bien fallu imaginer son émoi, son émotion, lorsqu’il découvre cette magnifique montagne de Kabylie qui est appelée le Djurdjura. Je n’étais pas là évidemment, mais il en parle dans ses écrits. Il dit brièvement : « J’ai été complètement soufflé par la vue de cette montagne magnifique ». Eh bien moi, il m’a bien fallu broder autour de ça. Mais le fait qu’il ai vu la montagne Djurdjura, et qu’il ait été subjugué, ça je l’ai pas inventé.

Vous êtes un auteur de littérature, comment avez-vous envisagé le lien entre l’Histoire, celle de l’Algérie notamment, et écriture ?

Contrairement à ce que vous pensez, je ne suis pas vraiment du côté de la littérature. Ce que j’écris, c’est bien sûr de la fiction, mais toujours fortement adossée à de l’Histoire, à de l’anthropologie, à de la sociologie. A tel point que certaines personnes me disent : « Tu n’es pas vraiment un romancier ». Et j’aurais été bien incapable, je vous l’avoue, d’écrire quelque chose de totalement imaginaire, qui ne soit pas adossé à un évènement historique. Je ne suis pas l’écrivain pur et dur qui imagine totalement des situations. J’admire d’ailleurs les écrivains qui sont capables de ce qui pour moi est un exploit. Il faut toujours adosser mon texte à une sociologie, à une Histoire.

Une bonne partie de votre livre intègre le moment où Fanon devient sensible à la cause algérienne, et y prend part, jusqu’à son enterrement en Algérie. Pouvez-vous nous décrire comment cette expérience a permis à Fanon de parfaire son militantisme décolonial, aboutissant au livre Les damnés de la terre ?

Fanon a vécu dans plusieurs identités. D’abord, comme tous les martiniquais il se disait comme un simple français. La Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion étaient appelées officiellement les vieilles colonies, car elles étaient françaises depuis 350 ans, bien avant la Corse, la Savoie, ou le comté de Nice. Cette ancienneté dans la colonisation, faisait que les martiniquais se considéraient comme Français. Fanon, en arrivant pour faire ses études à Lyon, découvre que s’il a une part de français en lui, indéniable, il est quand même différent des métropolitains. Déjà, ça le pousse à avoir une réflexion différente. Ensuite il arrive en Algérie, et là il découvre encore une troisième culture. Il est déjà fort des cultures martiniquaise et française, et là il découvre la culture algérienne, et il va petit à petit tomber amoureux de ce peuple.

« Le docteur Ibrahim Frantz Fanon » est inscrit sur sa tombe, à Aïn-El-Karma – Crédits : Wikimédia Commons

Fanon est un être complexe, et Les damnés de la terre témoigne de cette complexité. Fanon s’est voulu un défenseur de ce qu’on appelait à l’époque le Tiers-monde, de ces peuples qui étaient encore colonisés, ou en voie de décolonisation ! Les damnés de la terre paraît en 1961, les pays d’Afrique noire sont indépendants en 1960, et l’Algérie en 1962. Donc rien n’est encore clair au niveau de la décolonisation. Si Fanon s’est voulu le défenseur des pays du Tiers-monde, ce n’est pas dans une optique extrémiste et guerrière, c’est un appel à la fraternité. Car Fanon pensait que le Tiers-monde pourrait régénérer l’Europe, ou obliger l’Europe à revenir à ses fondamentaux, à son humanisme, à ses grandes théories révolutionnaires, qu’avec le nazisme, la colonisation, elle était un peu démissionnaire. Il faut éviter de faire de Fanon un anti Martin Luther King. L’image qui s’est fossilisée de Fanon aujourd’hui malheureusement, c’est que c’est un apôtre de la violence. On aurait d’un côté le non-violent Luther King, et de l’autre côté le violent Fanon.

Mais à la fois il reconnait, dans son expérience avec le FLN en Algérie, une nécessité des opprimés à combattre la domination, si la violence l’exige.

Mais il vit la réaction des dominés comme une contre-violence. Fanon n’avait pas le culte de la violence pour la violence. Il dit qu’elle est nécessaire quand on est dans certaines situations d’oppression, dans lesquelles il est quasiment impossible de s’en sortir par la négociation. Mais employer une contre-violence ne signifie pas qu’on est partisan de la violence. La contre-violence doit être distinguée de la violence. La contre-violence est une riposte à une agression, souvent séculaire. Mon livre vise à lutter contre la caricature qui a été faite d’un Fanon apôtre de la violence.

D’ailleurs vous terminez le livre en insistant sur l’aspect universel de Fanon.

Absolument, son message n’est pas seulement destiné aux peuples du Tiers-monde. Bien sûr, il leur est destiné au départ et en priorité, à ces peuples qui souffraient. Mais ce n’est pas un message qui serait, en quelque sorte, une prémonition du terrorisme ou de la violence à laquelle on assiste aujourd’hui. Fanon l’aurait totalement désavoué, comme il désavoue le colonialisme, l’impérialisme, qui sont des formes de terrorisme. On se focalise sur celui qui met une bombe, qui se fait sauter, c’est vrai. Mais celui qui envahit un pays comme l’Irak ou la Libye, et tue son président sans aucune raison, c’est aussi du terrorisme. Fanon aurait condamné ces deux formes de terrorisme. Aussi bien le terrorisme occidental, que le terrorisme des mouvements islamistes. Bref, c’était un homme qui voulait inventer un nouvel humain, un nouvel humanisme.

Est-ce que, selon vous, cette conception des rapports de force entre Nord et Sud a encore un écho ?

Raphaël Confiant – Crédits : Caraïbéditions

Fanon a connu son heure de gloire après l’indépendance de l’Algérie. Les québécois, les tigres tamouls au Sri Lanka, les palestiniens, les noirs américains, les Black Panthers… L’oeuvre de Fanon, et surtout Les damnés de la terre, a connu un succès mondial. Après la chute du mur de Berlin, et la fin du système tripartite — occident, pays communistes, tiers-monde, il y a eu un recul de toutes les idéologies, au profit justement d’une ’américanisation du monde. Le discours fanonien, quelque part, a été noyé ; comme le discours communiste, comme le discours trotskyste, comme tous les autres discours. Aujourd’hui qu’il y a une levée de boucliers contre l’américanisation, de nouvelles formes d’humanisme et d’internationalisme sont en train de réapparaître. Je pense qu’il y a eu une période, disons de la fin des années 70 jusqu’à aujourd’hui, de silence et de traversée du désert de l’oeuvre de Fanon. Mais aujourd’hui, elle devient à nouveau nécessaire. C’est pour ça que j’ai voulu écrire ce livre, parce qu’on se rend compte que plus que l’impérialisme d’antan, plus que le colonialisme d’antan, il y a une nouvelle forme de domination qui est en train de se mettre en place, et qui est plus forte et plus dévastatrice que tout ce qui a précédé. L’oeuvre de Fanon est nécessaire pour nous donner des armes idéologiques, pour essayer de voir comment échapper à cette globalisation qui est mortifère.

La pensée de Fanon est-elle d’autant plus importante dans ce contexte, pour permettre aux populations dominées de se retrouver ?

Oui, parce que la pensée de Fanon leur donne une colonne vertébrale idéologique. Mais attention, il ne faut pas faire d’anachronisme, Fanon a écrit à une époque où la mondialisation n’existait pas, où le communisme n’avait pas encore disparu, où Internet n’existait pas, où les populations émigrées d’aujourd’hui n’existaient pas ! La pensée de Fanon est une pensée pré-mondialisation. Il n’est pas possible d’utiliser telle quelle cette pensée, mais comme nouveau souffle, comme leçon de dignité, leçon d’intransigeance face à la compromission. Quand je dis intransigeance, beaucoup de gens confondent avec autoritarisme, ou extrémisme. Non, je distingue l’intransigeance de l’extrémisme. Le fanatisme est aveugle, l’intransigeance elle, elle a les yeux bien ouverts ! Et elle dit : « Je refuse telle situation pour telle ou telle raisons, mais je ne suis pas votre ennemi héréditaire et définitif ». Alors que le fanatisme, la personne en face est l’ennemi définitif et héréditaire. Il y a des leçons d’intransigeance chez Fanon, des leçons de tolérance, d’humanisme, et de combativité face à l’oppression.

Raphaël Confiant, « L’insurrection de l’âme » (Caraïbeditions), 392 p., 21,30 €

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