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LA MATIERE NOIRE EST-ELLE UNE ILLUSION ?

Sean Bailly http://www.pourlascience.fr/
LA MATIERE NOIRE EST-ELLE UNE ILLUSION ?

Le physicien théoricien Erik Verlinde suggère que la gravité est un phénomène émergent et que la matière noire n’existe pas. Cette idée vient de passer un premier test avec succès.

D’après la théorie de la relativité générale d'Albert Einstein, la force gravitationnelle est une conséquence de la courbure de l’espace-temps. Malgré les nombreux succès de cette théorie, les physiciens sont confrontés au défi insoluble de la concilier avec la physique quantique. Par ailleurs, de nombreuses observations en cosmologie, non sans lien avec la gravité, ont conduit les chercheurs à supposer que l’Univers contient deux composantes dont la nature reste inconnue, la matière noire et l’énergie sombre.

La plupart des physiciens tentent de résoudre ces énigmes en imaginant ce que peuvent être la matière noire et l'énergie sombre, mais d'autres ont choisi de repenser les lois de la relativité générale. C'est le cas d’Erik Verlinde, qui a récemment proposé un changement radical de définition de la force gravitationnelle. Conséquence spectaculaire : dans sa théorie, la matière noire n’est qu’une illusion, résultant de la dynamique qui lie l’énergie sombre et la matière ordinaire. Reste à mettre à l’épreuve cette nouvelle théorie. Pour cela, Margot Browser, de l’université de Leyde, aux Pays-Bas, et son équipe ont analysé l’effet de « lentille gravitationnelle » lié à près de 30 000 galaxies. Cet effet est habituellement interprété comme la déformation de l’espace-temps – et donc de la trajectoire des rayons lumineux émis par les sources d'arrière plan – due à la matière noire entourant ces galaxies, mais la théorie d’Erik Verlinde semble être en accord avec ces observations.

Une pionnière ignorée

L’hypothèse de la matière noire a été émise une première fois dans les années 1930 par l’astronome Fritz Zwicky, puis a été oublié pendant plusieurs décennies avant de revenir sur le devant de la scène grâce aux travaux menés à la fin des années 1960 par l’astronome Vera Rubin. Cette chercheuse, disparue en décembre 2016, a mené une carrière exceptionnelle dans un milieu masculin plutôt hostile (son inscription dans le cursus d’astronomie à Princeton n’a jamais été considérée, la discipline n’étant pas ouverte aux femmes avant 1975 !). Pour de nombreux physiciens, elle aurait du recevoir le prix Nobel pour ses travaux pionniers sur le mouvement de rotation des galaxies spirales, qui ont été à l’origine de l’idée de matière noire. Alors à l’institut Carnegie de Washington, elle a mesuré la vitesse des étoiles dans des galaxies spirales en fonction de leur distance au centre de ces galaxies, avec un spectromètre mis au point par l’astronome Kent Ford. D’après les lois de Newton, cette vitesse devrait décroître à mesure que l’on s’éloigne du centre, sinon la force centrifuge expulserait les astres trop rapides. Or les observations de Vera Rubin montrent que, à partir d’une certaine distance, cette vitesse est relativement constante : les étoiles périphériques tournent plus vite qu'elles ne devraient ! La force gravitationnelle de la matière visible dans les galaxies semble insuffisante pour retenir ces étoiles périphériques. James Peebles, de l’université Princeton, et ses collègues ont alors suggéré que ces galaxies étaient entourées d’un halo sphérique de matière invisible qui n’interagit pas avec la matière ordinaire, et que l’on a nommé matière noire.

Depuis, la matière noire est devenue un ingrédient omniprésent en astronomie et en cosmologie. Elle représente 25 % du contenu de l'Univers, soit cinq fois plus que la matière ordinaire. Elle explique le mouvement de rotation des galaxies spirales mais aussi la dynamique des amas de galaxies, certains effets de lentille gravitationnelle, la formation des grandes structures de l’Univers dans lesquelles se regroupent les galaxies, ou encore le spectre des anisotropies du fond diffus cosmologique, c’est-à-dire la distribution des irrégularités de température dans le premier rayonnement émis par l’Univers, alors qu'il était âgé de 380 000 ans. Mais si la matière noire semble incontournable pour expliquer toutes ces observations, sa nature reste inconnue.

Les expériences tenues en échec

Dans la plupart des modèles, la matière noire est formée de particules exotiques, encore inconnues mais potentiellement observables. Les expériences de détection directe reposent sur l’idée que ces particules de matière noire peuvent interagir – certes très rarement – avec la matière ordinaire. Ainsi, avec un détecteur assez grand et beaucoup de patience, il devrait être possible de voir une particule de matière noire percuter une particule de matière ordinaire. Plusieurs équipes dans le monde améliorent sans cesse leurs détecteurs. Les expériences LUX, aux États-Unis, ou PandaX, en Chine, ont permis de poser des contraintes si fortes sur certains modèles de matière noire, les wimps (Weakly interacting massive particle), que ce type de candidats est maintenant mis en difficulté.

Aucun signal n’a non plus été observé jusqu'à présent dans les accélérateurs de particules, notamment au LHC, où on espère créer de la matière noire lors des collisions de protons à très haute énergie. Ni dans les rayons cosmiques, dont certains pourraient résulter de l'annihilation de particules de matière noire dans des régions du cosmos où elle est présente en quantité. Les résultats de l’expérience AMS – installée dans la Station spatiale internationale –, publiés en décembre 2016 après cinq ans d'observation, pourraient être compatibles avec un wimp d’une masse d’environ un téraélectronvolt, mais il est encore trop tôt pour écarter la possibilité que le signal observé proviennent de pulsars, des étoiles denses en rotation rapide qui émettent un flot de particules.

Bref, aucune expérience n’a pour l’instant livré d'indice solide de l'existence de particules de matière noire. Les modèles les plus simples semblent exclus, mais les physiciens sont encore loin d’avoir éliminé toutes les possibilités.

L’hypothèse de la matière noire est confrontée à d’autres difficultés. Si l’idée a émergé de l'étude des profils de vitesse des galaxies spirales, c’est aussi dans ces structures qu’elle est mise à mal. Par exemple, d’après les simulations numériques, la matière noire devrait s’accumuler à l’excès au centre des galaxies, dans des proportions incompatibles avec les observations. Et, en présence de matière noire, les simulations prévoient la formation de nombreuses petites galaxies satellites autour des galaxies spirales. Or on n’en connaît une vingtaine autour de la Voie lactée, au lieu de plusieurs centaines attendues. Certains physiciens pensent que ce dernier problème est d’ordre observationnel : ces galaxies satellites très peu lumineuses échapperaient encore au regard des astronomes. Une explication renforcée par la découverte en 2015 de 11 galaxies naines.

Par ailleurs, en octobre dernier, Stacy McGaugh, de l’université Case Western Reserve, aux États-Unis, et ses collègues ont comparé, dans 153 galaxies aux caractéristiques très variées, l'accélération centripète (liée à la force gravitationnelle) déduite du profil de vitesse des étoiles visibles et correspondant à l'ensemble de la matière ordinaire plus la matière noire, et la part calculée de l'accélération centripète produite uniquement à partir de la matière ordinaire seule. Ils ont ainsi mis en évidence que ces deux accélérations sont reliées par une formule assez simple. Elles ne sont pas égales, ce qui suggère bien qu'il y a besoin de matière noire pour décrire le profil de vitesse des galaxies spirales. Mais il n'y a pas non plus de raison évidente pour que ces deux accélérations soient corrélées par une relation simple, sachant qu'elles ont été calculées dans des galaxies plus ou moins riches en matière noire. Cela impiquerait un lien entre la distribution de matière ordinaire et celle de matière noire, alors que ces deux composantes interagissent très faiblement, uniquement par l’interaction gravitationnelle (et éventuellement par l’interaction faible). Comment l'expliquer ?

Deux équipes ont déjà montré que des simulations avec de la matière noire pouvaient reproduire la relation mise en évidence par Stacy McGaugh et ses collègues. Elles prennent en compte des effets de rétroaction (ou feedback) de la matière ordinaire sur la matière noire. Reste à montrer que leur résultat est universel et s'applique à de vraies galaxies aux propriétés variées.

Le règne galactique de MOND

En revanche, le résultat de Stacy McGaugh s’accorde parfaitement avec une théorie concurrente à celle la matière noire, la théorie MOND (MOdified Newtonian Dynamics). Celle-ci fut proposée par Mordehai Milgrom, de l’institut Weizmann, en Israël, en 1983. Elle suppose que la deuxième loi de Newton (la somme des forces qui s’applique sur un système est égale au produit de la masse et de l’accélération) n'est plus valable et doit être corrigée lorsque les accélérations sont très faibles, en deçà d’un certain seuil plusieurs ordres de grandeur inférieur à la pesanteur terrestre. Un tel régime serait effectivement en vigueur dans les parties les plus externes des galaxies spirales, et cette gravité modifiée expliquerait le profil de vitesse mesuré par Vera Rubin sans avoir besoin de recourir à la matière noire.

Un autre succès de la théorie MOND est qu’elle retrouve naturellement une loi empirique, dite de Tully-Fisher, qui établit une relation entre la luminosité intrinsèque d’une galaxie spirale et sa vitesse de rotation. Cette relation s’explique parfaitement avec la modification des lois de la dynamique newtonienne, alors qu'elle s’accommode mal de l’hypothèse de la matière noire.

Malheureusement, la théorie MOND (ou ses versions relativistes) n’est pas non plus dénuée de problèmes. Si elle fonctionne bien à l’échelle des galaxies, elle rencontre des difficultés à des échelles plus vastes. Elle ne permet pas de reproduire la dynamique des amas de galaxies sans y ajouter une composante de matière noire. Et il en va de même pour expliquer le spectre des anisotropies du fond diffus cosmologique.

En partant du constat que MOND fonctionne mieux à l’échelle des galaxies et la matière noire aux plus grandes échelles, des physiciens ont proposé diverses approches pour concilier ces théories concurrentes. L’une d’elle a été développée par Justin Khoury, de l’université de Pennsylvanie, en 2014 : la matière noire superfluide. Les superfluides sont des liquides dont la viscosité devient nulle une fois refroidis à des températures assez basses, 2 kelvins (-271 °C) pour l’hélium 4 par exemple. Ces liquides ont donc deux comportements différents, une idée que Justin Khoury a appliqué à la matière noire. Dans son modèle, la matière noire est superfluide dans les galaxies mais à l’échelle des amas de galaxies, elle est trop chaude et perdrait ses propriétés superfluides si bien qu'elle retrouve le comportement de la matière noire classique. D’autres physiciens avaient avancé l’idée de la matière noire superfluide, mais le modèle de Justin Khoury a l’avantage de reproduire parfaitement les prédictions de MOND dans les galaxies sans avoir à modifier la gravité. Dans le Système solaire, la force gravitationnelle est plus intense qu'en moyenne dans la Galaxie, de sorte que la matière noire n'est pas superfluide et on ne devrait donc pas avoir de déviation aux lois newtoniennes, en accord avec les observations.

Gravité émergente

D’autres pistes sont encore bien plus radicales, à l’image de la récente proposition d’Erik Verlinde. Le physicien théoricien de l’université d’Amsterdam n’en est pas à son premier coup d’éclat. En 2010, il avait émis l’hypothèse que la gravité est un phénomène émergent relié à l’entropie. La gravité n’est plus une force fondamentale, mais découle d’une autre structure plus fondamentale de l’Univers. Il y a plusieurs façons d’imaginer une gravité émergente, mais le rapprochement avec la thermodynamique, et en particulier l’entropie, remonte aux travaux de Jacob Bekenstein et Stephen Hawking sur les trous noirs, mais surtout à ceux de Ted Jacobson, qui a montré qu’il était possible de retrouver les lois de la relativité générale en combinant des considérations générales de la thermodynamique avec le principe d’équivalence (les effets d'une accélération sont identiques à ceux d'un champ gravitationnel). Erik Verlinde ajoute à cette idée certains concepts venant de la gravité quantique, tel le principe holographique.

Au cœur de sa théorie, on trouve des bits quantiques, ou qubits. Contrairement à un bit classique qui est soit dans l’état « 0 » soit dans l’état « 1 », un qubit est dans une superposition quantique des états « 0 » et « 1 », pondérés par des coefficients (en termes mathématiques, on parle de la fonction d’onde du qubit). Lorsque l’on mesure l’état du qubit, la fonction d’onde est modifiée (ou « réduite »), la superposition d'états disparaît et le qubit observé prend, de façon aléatoire (avec des probabilités liées aux coefficients de la fonction d’onde), la valeur « 0 » ou la valeur « 1 », comme on s’y attend pour un objet usuel.

Un élément essentiel de la théorie d'Erik Verlinde est la possibilité que les qubits soient intriqués. Deux qubits forment un système intriqué lorsque leurs fonctions d’onde sont liées, et ce même si les qubits sont éloignés l’un de l’autre. Que se passe-t-il lors de la mesure dans un système intriqué ? Considérons par exemple un système intriqué formé de deux qubits dont les états sont toujours opposés quand on les mesure (si l’un vaut « 0 », l’autre vaut « 1 »). Ainsi, si initialement deux qubits intriqués sont des superpositions indéterminées des états « 0 » et « 1 », et que l’on mesure l’état du premier qubit, sa fonction d’onde est réduite et on obtient une valeur de façon aléatoire. Instantanément, l'état de l’autre qubit prend l’état opposé, même si les qubits sont trop éloignés l’un de l’autre pour avoir le temps d’échanger une quelconque information, même à la vitesse de la lumière. Dans la théorie de Verlinde, l’intrication de qubits voisins en un réseau donne naissance à un espace plat. La présence de matière perturbe la structure d’intrication et produit des défauts qui courbent cet espace-temps. La gravité émerge ainsi et se comporte comme prévu par la théorie de la relativité générale.

Dans un article paru en 2016, Erik Verlinde reprend ses idées précédentes et explique comment on obtient une forme d’énergie sombre (la composante qui explique l'expansion accélérée de l'Univers) et comment cette dernière donne l’illusion de la matière noire. L’énergie sombre serait une énergie thermique associée aux intrications de qubits à longue distance. La présence de matière perturberait ces intrications à longue distance, rendant inopérante l’énergie sombre dans les régions où la matière est présente. En revanche, dans ces zones, l’énergie sombre essaye de se ré-établir en exerçant une force sur la matière qui serait équivalente à une force gravitationnelle supplémentaire, celle que l’on attribue à la matière noire.

Erik Verlinde a calculé que cet effet commencerait à être perceptible à l’échelle des galaxies et influerait la courbe de rotation des galaxies spirales. Il retrouve ainsi la loi de Tully-Fisher et de façon plus générale toutes les relations de la théorie MOND introduites de façon ad hoc par Mordehai Milgrom en 1983. Plus fort encore, il retrouve le coefficient d’accélération de la théorie MOND à partir duquel le régime newtonien n'est plus valable.

L’idée est séduisante. Il reste cependant beaucoup à faire. L’article d’Erik Verlinde est loin de proposer une théorie complète et de nombreuses difficultés des modèles de gravité émergente ne sont pas discutées. Et même certains tests de la théorie de la relativité générale (une théorie très bien éprouvée par ailleurs) ne sont pas vérifiés.

La théorie de Verlinde face aux observations

La théorie d'Erik Verlinde doit encore être examinée de près. Elle doit notamment reproduire toutes les observations expliquées par la présence de matière noire ou MOND. Une première étape semble avoir été franchie par Margot Browser et ses collègues. Ils ont étudié 33 613 galaxies qui déforment l’image des galaxies en arrière-plan par effet de lentille gravitationnelle faible, tel que le prédit la relativité générale. Les chercheurs ont comparé la mesure de la masse des galaxies qui servent de lentille avec les prédictions de la théorie de gravité émergente de Verlinde sur la déformation des galaxies d’arrière-plan. Les chercheurs trouvent un bon accord entre les observations et les calculs. Ceux-ci corroborent également des résultats similaires réalisés par Mordehai Milgrom en 2013 dans le contexte de MOND. Une autre équipe, rassemblant des chercheurs d'Italie, de France et de Suisse, a comparé, pour les amas de galaxies Abell 2142 et Abell 2319, les observations et la distribution de matière calculée à partir de la théorie de Verlinde, et là aussi, l'accord est bon.

Le plus grand défi à relever pour la théorie d'Erick Verlinde sera celui du spectre des anisotropies du fond diffus cosmologique. Ces fluctuations de température sont la marque des conditions régnant dans le cosmos à l’époque. En particulier, ce spectre indique comment le plasma primordial oscillait sous l'effet de la contraction imposée par la force gravitationnelle et de la répulsion engendrée par la pression des photons. Et c’est avec l’hypothèse de la matière noire – qui contribuait à la contraction – que l’on décrit le mieux le spectre des anisotropies mesuré par diverses expériences, notamment par le satellite Planck. Pour la théorie MOND et ses variantes relativistes, reproduire le spectre des anisotropies est une gageure. Selon Erik Verlinde, sa théorie pourrait y parvenir puisqu’elle contient de la matière et un comportement de gravitation attractive pour l’énergie sombre. Cependant, à l’heure actuelle, le physicien n’a pas développé une théorie dynamique qui prend en compte l’évolution de l’Univers. Sa description restitue les conditions actuelles où la densité d’énergie du cosmos est dominée par l’énergie sombre, mais ce n’était pas le cas à l’époque de l’émission du fond diffus cosmologique.

Alors la matière noire est-elle une illusion ? La question est loin d’être tranchée...

Post-scriptum: 
shutterstock.com/Maxim Grek

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