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La négrophobie arabe et la question du pouvoir

La négrophobie arabe et la question du pouvoir

De nombreux activistes ou membres d’ONG connaissaient de longue date l’existence d’un trafic d’esclaves subsahariens dans la Libye actuelle. Ce qui a changé avec la diffusion d’un reportage par CNN le 13 novembre 2017, c’est que personne n’a plus la possibilité de faire semblant de l’ignorer. L’éthique commande de prendre en compte cette situation et de tenter d’en comprendre les ressorts, en évitant les facilités de l’antiracisme moral. Pour ce faire, il importe de prêter attention à deux niveaux. Premièrement, rappeler que ce qui répond aujourd’hui au nom de « Libye » n’est plus un État. Depuis l’intervention impérialiste que l’on sait, elle a perdu toute souveraineté ; elle est devenu un pays fantomatique ou zombie, incapable d’assurer le monopole de la violence légitime sur son propre territoire. Pire, elle s’est muée en un vulgaire prestataire de service pour l’Union Européenne. En février 2017, à la faveur du Plan d’action de la Valette, 200 millions d’euros sont débloqués en vue de financer le contrôle de ses frontières. En juillet s’y ajoutent 43 millions de plus. Aux yeux des institutions européennes, peu importe que la Libye soit un État, une nation. Elle doit être une frontière, et la plus infranchissable possible. Que leur importe si, au-delà, règnent l’esclavage, le meurtre, le viol, la destruction et l’abaissement de tout ce qui fonde l’humain. L’histoire récente du continent Africain et du Moyen-Orient nous le rappellent inlassablement : la dissolution des États laisse souvent le champ libre à la résurgence de formes débridées et sidérantes de violence sociale ou politique. L’esclavagisme en est une des déclinaisons.

Mais on ne saurait s’arrêter hâtivement à ce seul diagnostic de contexte. Il n’explique pas tout. C’est pourquoi je voudrais examiner un second niveau. Le cadre impérialiste européen n’explique pas pourquoi les principales victimes de cet état de chaos permanent sont des hommes noirs ; pourquoi, au beau milieu de la misère endémique et des débris de la civilisation, ce sont les migrants subsahariens qui subissent la déshumanisation la plus radicale – puisqu’ils se trouvent réduits à l’état de marchandises monnayées à vil prix. On a beaucoup glosé sur l’histoire de l’esclavagisme arabe. À mes yeux, c’est un élément de contexte, mais il n’est pas plus décisif que l’influence de l’Union Européenne pour expliquer la négrophobie. En effet : c’est partout que le Noir est réduit à la sous-humanité. Son abjection ne connaît pas de frontières. Les heurts négrophobes les plus brutaux que j’ai pu connaître ont eu lieu dans un ancien pays soviétique dont l’historique des contacts avec l’Afrique est à peu près inexistant. Dans toute l’Asie, l’être noir est également synonyme d’inhumanité.

La traite transatlantique fut un moment décisif dans la genèse de cet état de fait. Non pas parce qu’elle aurait initié l’asservissement des Africains, mais parce qu’elle a transformé les mots « esclave » et « Noir » en de parfaits synonymes. Le subsaharien est devenu le Noir et, par là même, il est devenu un être universellement destiné à l’esclavage : c’est une assimilation exclusive et sans réserve du corps noir à un être voué à l’asservissement. Aux Amériques, ne pas être noir était la seule condition nécessaire pour acquérir des esclaves. Le continent africain s’est ainsi transformé en un vaste réservoir. Depuis l’émergence de la modernité, comme l’écrit Frank Wilderson, « il y a un consensus global quant au fait que l’Afrique est peuplée d’être sensibles qui sont en-dehors de la communauté mondiale, qui sont socialement morts »[1]. La longue histoire de ce qu’on appelle la « traite transsaharienne » explique les formes que prend la négrophobie dans les pays arabes, mais elle ne dit pas grand chose sur son existence actuelle elle-même, comme manifestation d’un phénomène mondial qui transcende les expériences historiques nationales et même les aires géographiques.

Il serait extrêmement présomptueux, presque obscène, de vouloir apporter des réponses à cette situation tragique depuis le confort d’une estrade, quelque part dans une capitale européenne. Je chercherai plutôt à questionner ce qu’elle nous force à penser quant à la situation raciale de la France d’aujourd’hui. L’innommable spectacle de la traite des Noirs libyenne nous met en demeure de réfléchir à la relation complexe entre les Noirs et les Arabes ici même, à la lumière de la position structurelle qu’occupe le corps de l’homme noir à l’échelle internationale. Mais, pour y parvenir, permettez-moi d’emprunter un détour, en citant un dialogue suggestif extrait du roman Un fusil dans la main, un poème dans la poche de l’écrivain congolais Emmanuel Dongala. Il met en scène deux maquisards noirs, engagés dans une lutte de libération nationale, qui débattent de l’héritage de l’esclavagisme arabe : « Si tu veux venger tous les affronts que t’as causé l’histoire, ta vie d’homme n’y suffira pas et je te plains sincèrement. Avant d’accuser ceux qui vendent vos parents partis pour la Mecque y conquérir le titre de Hadj, il faudrait d’abord évoquer la responsabilité de ceux de vos parents ou amis qui y vont tout en sachant ce qu’ils risquent. Aie le courage de reconnaître que peut-être, je dis bien peut-être, l’esclavage n’aurait pas pris cet essor sans la cupidité de certains potentats africains. Mais en ce moment, tout cela n’est que broutilles : l’histoire nous oblige à être du même côté que les Arabes, parce que le nationalisme arabe actuel est libérateur. Alors tes rappels stériles du passés… » Son ami l’interrompt : « Les rappels du passé ne sont jamais stériles… », mais l’autre reprend : « À condition qu’ils ne soient autre chose qu’un miroir fascinant comme un grand lac calme et pur dans lequel on risque de se noyer. Nous ne combattons pas les Blancs en Afrique pour ce qu’ils nous ont fait hier, mais pour ce qu’ils sont en train de nous faire aujourd’hui »[2].

J’ai, bien sûr, envie de croire à cet enthousiaste plaidoyer pour l’unité anticoloniale négro-arabe. Mais la probité intellectuelle comme l’horreur du contexte que je viens de rappeler poussent à la prudence, pour ne pas dire à la circonspection. Déplions les arguments de Dongala. Tout d’abord, la libération de tout esprit de vengeance à laquelle il nous invite semble salutaire. Les injustices du passé n’existent qu’à travers les conséquences qu’elles font peser sur le présent. Mais précisément : nous savons que l’esclavage des Noirs n’appartient pas à une époque lointaine. Nous nous heurtons à sa persistance et à son actualité[3]. Cependant, à l’opposé de cette rancœur à l’égard du passé, je pense que Dongala nous met à raison en garde contre le narcissisme historique qui nous invite à considérer le passé noir « comme un grand lac calme et pur ». Certaines variétés d’afro-centrisme s’apparentent à un tel étourdissement, à une telle fascination pour une image de soi grandie et purifiée. Leur erreur est de penser qu’il nous serait profitable de nous doter d’une culture exclusive, spécifiquement vouée à valoriser la personnalité afrodescendante[4]. L’autocélébration snob des formes culturelles noires comporte certes une louable dimension thérapeutique, mais elle est en dernière instance inoffensive contre la négrophobie structurelle. Les valeurs issues de l’existence noire, la culture politique noire, la théorie sociale noire, ne deviennent menaçantes que lorsqu’elles s’attaquent de front aux idéologies dominantes, sur leur terrain, en leur disputant l’hégémonie. Elles sont inoffensives quand elles se contentent d’exalter l’originalité nègre, en parfait accord avec un multiculturalisme éculé. La pensée politique noire n’a aucune bonne raison de renoncer à expliquer la totalité sociale, en se transformant en une sorte de folklore à destination des seuls afrodescendants.

L’histoire des idées comporte bon nombre de tentatives satisfaisantes de saisir ce fonctionnement de la totalité depuis la « positionnalité » noire. Concernant sa réception, la situation française se présente comme un bien étrange hiatus qui est sans doute à la source de certains conflits entre Noirs et Arabes qui éclatent périodiquement dans les cercles activistes. Je le désignerai comme un écartèlement entre la théorie noire et l’expérience arabe. En effet, force est de constater que les principales références théoriques sur lequel se bâtit l’antiracisme politique français, toutes tendances confondues, proviennent d’afrodescendants. Ils peuvent être d’expression française (je pense évidemment à Fanon et à Césaire, mais aussi à Glissant ou Léonora Miano). Ils peuvent être anglophones (Malcolm X, le Black Panther Party, Angela Davis, James Baldwin, bell hooks, Kimberlé Crenshaw, C.L.R. James et j’en passe). Toute cette archive intellectuelle qui alimente les débats français est une archive noire. Et il en va de même d’une certaine esthétique ou d’une imagerie du Black Power qui infuse une grande partie de la culture visuelle antiraciste française.

En revanche, les expériences politiques qui informent la conscience collective sont majoritairement issues de l’histoire des nord-africains. Qu’on compare seulement la surabondance des références à la guerre d’Algérie dans l’espace public[5] avec la quasi-inexistence de toute évocation militante de la lutte de libération camerounaise. Rien n’a marqué les mémoires comme la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, dite « des Beurs », ou le sinistre 17 octobre 1961. L’influence de travaux issus des sciences sociales comme ceux d’Abdelmalek Sayad ou plus récemment de Nacira Guénif contribue également cette centralité de l’expérience arabe. Le caractère incontournable de la figure de Fanon dans l’antiracisme et le mouvement décolonial français actuels est certainement dû, au-delà des seules qualités de son œuvre, à son statut de trait d’union entre théorie noire et expérience arabe. Les deux niveaux biographiques de son antillanité et de son engagement sans réserve pour la révolution algérienne le transformant même parfois en un fétiche ou un trophée que Maghrébins et Noirs se disputent. Enfin, participe également de cette tendance la place éminente de la question palestinienne dans l’antiracisme français, que je trouve légitime, mais qui mériterait de plus longs développements[6].

Comme, en politique, l’expérience sociale fournit la règle d’usage et de transformation de la théorie, l’archive intellectuelle noire semble parfois dominée, voire écrasée par la prééminence des expériences nord-africaines. Si bien qu’on peut parfois avoir l’impression d’une instrumentalisation des œuvres et de l’héritage politique noirs au service de causes qui ne tiennent pas explicitement compte de la vie des Noirs dans ce pays, et se focalisent davantage sur la condition arabe. Cette situation procède en partie d’un oubli des causes du caractère incontournable du discours noir. Si les afrodescendants ont écrit de façon si pénétrante sur les questions raciale, coloniale, impériale, esclavagiste, c’est qu’ils ont été depuis un demi-millénaire, cibles d’innombrables affronts auxquels ils durent répondre. Ce sont, comme l’écrit Césaire, des « groupes humains qui ont subi les pires violences de l’histoire, des groupes qui ont souffert et souvent souffrent encore d’être marginalisés et opprimés »[7]. Ils ont donc eu beaucoup à en dire. Et il en va ainsi car, pour revenir à ce que j’avançais plus haut, la négrophobie est la langue universelle du racisme. Même la violence qui se déchaîne régulièrement en Afrique du Sud contre les immigrés congolais ou nigérians trouve l’une de ses sources dans l’introjection de cette négrophobie. Elle prend alors la forme du rejet des « moins évolués », des « moins développés », c’est-à-dire des plus profondément enfoncés dans leur propre noirceur. Face au Blanc, comme face à l’Arabe, face à l’Asiatique ou face à son semblable, l’homme noir est l’universelle valeur refuge de la xénophobie. À ce titre, je crois que ne pas combattre la négrophobie, c’est ne pas combattre le racisme du tout. Car même en envisageant une utopie où la suprématie blanche aurait tout à fait dépéri, la négrophobie demeurerait le racisme le plus « démocratique », c’est-à-dire le plus accessible à toutes et à tous.

En conséquence, il me semblerait légitime de faire perdre de sa centralité à l’expérience arabe dans le discours de l’antiracisme politique français. Je ne dis pas qu’elle devrait disparaître, ni même qu’elle devrait devenir périphérique. Mais sans une prise en compte sérieuse de l’expérience noire qui sous-tend la théorie, il n’y aura jamais qu’un changement de teinte de la logique esclavagiste, mais non sa remise en cause véritable. Le tire de ce panel comporte la formule suivante : « construire une alliance stratégique entre les communautés ». Au vu de l’argumentaire que je viens de développer, il n’est pas certain que le problème puisse se poser en ces termes traditionnels. En effet, l’idée d’alliance implique une certaine égalité entre les éléments qu’elle met en relation. Or cette égalité n’est ici pas acquise. Je propose donc de reformuler le problème à partir de deux autres concepts, qui présentent l’avantage d’être tout aussi familiers : le concept d’intérêts et le concept d’hégémonie.

Pour en revenir au passage d’Emmanuel Dongala cité plus tôt, il me semble incontestable que pour l’heure « l’histoire nous oblige à être du même côté que les Arabes ». Nous partageons une même vulnérabilité, une même précarité face au racisme d’État, aux violences policières, aux discriminations. L’islamophobie elle-même concerne de nombreux Noirs issus des anciennes colonies d’Afrique de l’ouest. En France, les Noirs et les Arabes ont aujourd’hui beaucoup plus d’intérêts en commun qu’ils n’ont de points de divergence significatifs. Mais la convergence de ces intérêts ne va pas de soi et doit donc être travaillée. « Hégémonie » est le nom d’un tel travail. Or, comme je l’ai précédemment évoqué, la parole noire, la pensée noire, l’esthétique noire sont déjà hégémoniques dans le champ de l’antiracisme politique. Ce sont celles de nos grands ancêtres : Fanon, la négritude, les panthères, le Black Power, la Harlem renaissance, le hip-hop… Une politique de libération qui ne ménage pas une place de choix aux Noirs morts, à ces génies littéraires, artistiques, philosophiques, aussi bien qu’aux Noirs vivants, ne mérite pas ce nom. Car l’impérialisme a toujours la négrophobie pour point névralgique. Comme le souligne avec acuité le théoricien africain-américain Jared Sexton : « Toute analyse qui tenterait de comprendre les complexités de la domination raciale et les machinations de l’État racial sans intégrer l’existence noire dans son cadre analytique – ce qui ne revient pas simplement à la lister au beau milieu d’une chaîne d’équivalence ou à y revenir après-coup – se condamne à manquer l’essentiel de cette situation »[8]. C’est pour cette raison que la position hégémonique qu’occupent déjà les cultures noires dans l’effort décolonial est notre dû. Soyons-en davantage conscients : revendiquons-là ; approfondissons-là ; enrichissons-là. Nourrissons-là des expériences vivantes sans laquelle aucune politique n’est possible.

 

Norman Ajari, membre du PIR

 

Conférence prononcée le 5 Mai 2018 au Bandung du Nord, lors du Forum « Racismes intra-communautaires : comment les combattre et construire une alliance stratégique entre les communautés ? »

 

Notes

 

[1] Wilderson Frank B., « Blacks and the master/slave relation » (2015), in : Wilderson Frank B., et al., Afro-Pessimism : An introduction, Minneapolis, Racked & Dispatched, 2017, pp. 20-21.

[2] Dongala Emmanuel, Un Fusil dans la main, un poème dans la poche (1973), Paris, Le Serpent à plumes, 2003, pp. 89-90.

[3] Lubin Vitally, « Libye, Mauritanie, partout dans le monde… Stop à l’esclavage des Noirs », Negus, n° 4, décembre 2017, pp. 9-10.

[4] « L’afrocentrisme populiste était la théorie sociale parfaite pour une petite bourgeoisie noire en cours d’ascension sociale. Il lui fournit un sens de vague supériorité ethnique et d’originalité culturelle, sans exiger d’elles la difficile étude critique des réalités historiques. Il leur offrit un programme philosophique pour éviter les luttes concrètes dans le monde réel ». Marable Manning, « Beyond racial identity politics », Beyond Black and White. From civil rights to Barack Obama, Londres, Verso, 2016, p. 194.

[5] Il ne faut évidemment pas sous-estimer, d’une part, que l’Algérie a subi un type de colonialisme bien particulier, puisqu’elle a été définie administrativement comme un groupe de départements français. D’où l’importance, d’autre part, d’une donnée démographique liée au dit « rapatriement » en 1962 du million de pieds-noirs, de Juifs et de harkis.

[6] Malgré la négrophobie débridée de l’État sioniste, il n’en demeure pas moins que les Falashas bénéficient de droits relatifs à la citoyenneté israélienne qui sont refusés aux Palestiniens. Toutefois, il importe de ne pas rabattre simplement la catégorie de « Palestiniens » sur celle d’« Arabes ». Des figures afro-palestiniennes comme celle de la révolutionnaire Fatima Bernawi, qui commis la première tentative d’attentat antisioniste en 1967, sont là pour le rappeler.

[7] Césaire Aimé, Discours sur le colonialisme suivi du Discours sur la négritude, Paris, Présence Africaine, 2004, p. 81.

[8] Sexton Jared, « People-of-color-blindness. Notes on the afterlife of slavery », Social Text, vol. 28, n° 2, 2010, p. 48.

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