Accueil
Aimé CESAIRE
Frantz FANON
Paulette NARDAL
René MENIL
Edouard GLISSANT
Suzanne CESAIRE
Jean BERNABE
Guy CABORT MASSON
Vincent PLACOLY
Derek WALCOTT
Price MARS
Jacques ROUMAIN
Guy TIROLIEN
Jacques-Stephen ALEXIS
Sonny RUPAIRE
Georges GRATIANT
Marie VIEUX-CHAUVET
Léon-Gontran DAMAS
Firmin ANTENOR
Edouard Jacques MAUNICK
Saint-John PERSE
Maximilien LAROCHE
Aude-Emmanuelle HOAREAU
Georges MAUVOIS
Marcel MANVILLE
Daniel HONORE
Alain ANSELIN
Jacques COURSIL

La traduction en milieu diglossique

Par Raphaël CONFIANT
La traduction en milieu diglossique

{{ Introduction}}

Depuis trois décennies s’est développée, essentiellement en Europe et en Amérique du Nord, un nouveau champ de recherches disciplinaires appelé la traductologie. Si les hommes traduisent depuis toujours et si nombre de philosophes, d’écrivains et de pédagogues ont réfléchi à la singularité de l’acte traductif, produisant une somme de connaissances impressionnante à son sujet ce n’est que depuis peu que ces dernières se sont efforcées de se constituer en discipline autonome. Longtemps, en effet, il s’est agi tantôt d’une branche de la linguistique liée à la grammaire contrastive, tantôt d’une branche des études littéraires liée à la stylistique comparée. La traduction a donc vécu dans une condition ancillaire qui a masqué son importance fondamentale dans l’acquisition du savoir. Pourtant près de 80% de ce que nous savons n’est-il pas issu de traductions ? Qui a lu dans le texte Platon, Socrate, Spinoza, Marx, Heidegger ou Bakhtine par exemple ? Or, de la qualité des traductions dépend en grande partie l’exactitude de ce savoir, chose qui a provoqué maints quiproquos et erreurs graves d’interprétation dans beaucoup de domaines de recherches. L’exemple le plus spectaculaire est sans conteste celui de Freud traduit en français dont les concepts, qui nous sont aujourd’hui familiers (« refoulement », « fantasme », « transfert » etc…), se sont révélés inadéquats et ont été complètement retraduits il y a cinq ans.

Traduire n’est donc pas un simple exercice technique fondé sur la seule acquisition d’un savoir linguistique (morphologie, syntaxe, lexique etc…) mais bien un acte de langage qui mobilise, souvent à l’insu de la plupart des traducteurs, des champs disciplinaires aussi variés que la philosophie, l’anthropologie ou encore l’histoire. Cette transversalité constitutive de l’activité traduisante a été le plus souvent passée sous silence tout en retardant l’émergence d’un champs de recherches autonome doté de ses propres problématiques, d’une méthodologie spécifique et de concepts qui ne soient pas la simple réutilisation, souvent sous le mode métaphorique, de ceux en vigueur en linguistique, en analyse littéraire, en anthropologie ou en histoire. Depuis trois décennies donc, la traductologie se veut une science adulte et travaille à poser les bases d’une réflexion et d’un savoir originaux.

{{La réflexion traductologique}}

Celle-ci n’a pris en compte, chose tout à fait compréhensible, que les langues écrites puisque, contrairement à l’interprétation qui concerne la traduction orale, en simultané ou en consécutif, elle a travaillé, et continue de travailler, sur de l’écrit. Il s’est ainsi développé une opposition séculaire entre les partisans de la traduction au plus proche de la langue de départ, dite langue-source, et les partisans de la langue d’arrivée, dite langue-cible. Ou encore entre partisans de « la lettre » et partisans de « l’esprit ». Les premiers, souvent traducteurs de textes sacrés comme la Bible ou de chef d’œuvres littéraires, défendent l’idée que c’est la langue du texte de départ qui est primordiale et que la traduction doit refléter les particularités de cette dernière dans la langue d’arrivée. Certains traductologues se font même les défenseurs du respect absolu de l’étrangeté de la langue de départ au nom du respect de l’Autre, accusant les partisans de la « lettre » d’ethnocentrisme et de réductionnisme. Ces derniers justement privilégient, tout au contraire, le récepteur, c’est-à-dire le lecteur de la traduction et s’efforcent de lui donner un texte lisible dans sa propre langue, sans aspérités ni étrangetés qui risqueraient de le déconcerter. On reconnaît là l’idéal de la « transparence » qui vise à donner l’illusion au lecteur qu’il lit un texte qui a été écrit dans sa propre langue et non une traduction. Pour les tenants de cette deuxième école, une bonne traduction doit donc se faire invisible quitte parfois à raboter certaines particularités du texte original jugées intraduisibles.

En fait, ces deux positions reposent sur une vision purement linguistique de la traduction dans la mesure où chacune d’elles tentent, par des moyens certes opposés, d’obtenir un équivalent du texte original dans la langue d’arrivée. Equivalence de « la lettre » pour les premiers contre équivalence de « l’esprit » pour les seconds. Or, l’équivalence est une notion hautement problématique pour peu qu’on y réfléchisse : que signifie l’équivalence syntaxique ? que signifie l’équivalence lexicale ? que signifie l’équivalence stylistique ? On a le plus grand mal à définir tout cela et c’est d’ailleurs pourquoi l’institution scolaire et universitaire s’est purement et simplement alignée sur la traduction de « l’esprit », celle qui privilégie la langue d’arrivée, parce que l’objectif premier de celle-ci est d’enseigner la langue aux élèves et aux étudiants avec comme objectif, souvent inavoué, que ces derniers parviennent à la maîtriser presque comme des bilingues de naissance.

{{Traduction mondaine et traduction docimologique}}

Il convient, en effet, de distinguer entre la traduction quotidienne, réelle, mondaine, qui constitue 90% des actes traductifs de la traduction docimologique. La première se trouve sur les étals des librairies (romans traduits du russe, du chinois ou de l’arabe) ou dans les documents diffusés par les organisations internationales, les grandes entreprises commerciales etc…tandis que la seconde, la docimologique, ne se déroule que dans l’enceinte de l’école et de l’Université. Dans le premier cas, il s’agit de donner à lire des textes auxquels le grand public ne pourrait avoir accès faute de connaître les langues dans lesquelles ils ont été rédigés. Le lecteur n’a donc aucun moyen de juger de la traduction qui lui est proposée, sinon imposée. Dans le second, il s’agit de mesurer la compétence linguistique des élèves et des étudiants et le lecteur__en l’occurrence, le professeur__est, au contraire, seul juge et c’est pourquoi il s’autorise à noter la traduction. L’objectif visé, on le voit, n’est pas du tout le même.

L’école et l’Université, on le comprend, enseignent moins l’art de traduire ou la science traductive, comme l’on voudra, que les langues étrangères en tant que langues. C’est pourquoi les ouvrages de Vinay et Dalbernet pour l’anglais (Stylistique comparée du français et de l’anglais) et de Malblanc pour l’allemand (Stylistique comparée du français et de l’allemand), par exemple, sont les vade-mecum de tout étudiant en langues qui se respecte. On formera d’excellents anglicistes ou d’excellents germanistes mais on ne formera pas de bons traducteurs dans la mesure même où l’acte de traduire, répétons-le, n’est pas liée à la seule connaissance de la langue et à quelques connaissances culturelles dispensées dans les cours dits de « civilisation anglaise, allemande ou espagnole ».

{{Traduire la langue-culture}}

Si donc on ne traduit pas de la langue, que traduit-on donc ? Que doit-on traduire ? Nous reprendrons l’expression d’un célèbre traductologue français, Henri Meschonnic, qui déclare qu’il faut traduire « la langue-culture ». Et ici, culture ne signifie pas simplement la connaissance des mœurs de l’aristocratie anglaise, de la musique noire américaine, du romantisme allemand, du Siglo de Oro espagnol ou de tel ou tel aspect de la vie et de l’histoire des populations anglophones, hispanophones, germanophones ou autres. « Culture » signifie » ici la prise en compte, dans l’acte de traduction des paramètres, certes linguistiques et littéraires, mais aussi philosophiques, anthropologiques, psychologiques, sociologiques et historiques, toutes choses que faute de temps, l’institution scolaire et universitaire ne peut prendre en charge. D’où la nécessité de créer des filières de traduction__chose qui existe depuis longtemps pour l’interprétation__différentes des filières de langues étrangères, au moins au niveau de la licence. Car si on a prévu des institutions pour former des interprètes, rien de tel n’existe pour les traducteurs. Il suffit d’une licence, d’une maîtrise, d’un CAPES, d’une agrégation ou d’un doctorat dans n’importe quelle langue étrangère ou d’être simplement bilingue de naissance pour se sentir autorisé à traduire un roman, par exemple. Un tel manque nous interpelle beaucoup au GEREC-F d’autant que la problématique de la traduction créole/français et vice-versa est quelque chose de très particulier comme nous allons le voir maintenant.

{{Traduire en milieu diglossique}}

Nous sommes, dans les pays créolophones, confrontés à une situation inédite sur laquelle ne s’est jamais penchée la traductologie traditionnelle. En effet, nous disposons de deux langues dont l’une, le français, jouit du statut de « langue haute » et est une vieille langue littéraire patinée par des siècles d ‘usage tandis que l’autre, le créole, se trouve en position de « langue basse » et est une langue jeune, encore massivement ancrée dans l’oralité (bien que l’on écrive des textes en créole depuis le milieu du XVIIIe siècle c’est-à-dire depuis deux bons siècles). Cette situation que l’on qualifie de diglossie, concept qui a connu maints remaniements depuis un demi-siècle, change la donne du problème traductologique. En effet, les traductologues réfléchissent non seulement à partir de langues écrites mais surtout de langues au statut plus ou moins comparable : l’anglais et le français, l’espagnol et l’allemand etc… Nous par contre, nous sommes sommés de réfléchir et de travailler à partir de deux langues à l’équipement et au statut complètement différents et qui s’affrontent au sein d’un seul et même écosystème linguistique. Nous sommes également confrontés, avec l’existence d’une licence et d’une maîtrise de créole ainsi qu’un CAPES de créole, à un problème de pédagogisation de créole et donc de la traduction créole/français. Le problème est à la fois simple et énorme : comment traduire d’une langue ou vers une langue hautement littéraire comme le français d’une langue ou vers une langue principalement orale comme le créole ? Ici, le concept de la base de la traductologie traditionnelle, à savoir l’équivalence, vole en éclat. Impossible, en effet, de chercher des équivalents entre une langue comme le créole qui est en voie de se constituer en langue littéraire depuis une cinquantaine d’années et une langue comme le français qui en dispose d’une solidement charpentée depuis au moins dix siècles.

Notre apport, au Gerec-F, a consisté donc à inscrire la problématique traductologique dans un champ qu’elle n’avait jamais abordé et qui précisément constitue un gisement heuristique très important, en raison des problématiques qui s’y déploient en rapport avec des phénomènes atypiques liés précisément aux dissymétries générées par le statut diglossique, assorti de l’opposition anthropolittéraire langue orale/langue écrite. D’ailleurs, certains paradoxes peuvent être relevés qui démontrent à l’évidence la fécondité de la démarche générée à partir de la théorisation de la diglossie littéraire, initiée par les catalanistes et les occitanistes et poursuivie par les créolistes. La traductologie devient alors la voie royale pour créer les conditions vers la souveraineté scripturale du créole à l’instar des grandes langues européennes, à ceci près que le statut politique des créoles diffère de beaucoup de celui des langues concernées au XVIe siècle par la traduction de la Bible.

{{ Dans notre groupe de recherche, les travaux concernant la traductologie et la traduction sont les suivants :}}

- traduction par moi du livre du Jamaïcain James Barry intitulé a Thief in the village, éditions Gallimard, en 1993.
- traduction par moi du livre du Jamaïcain Evan Jones intitulé Skylarking, aux éditions Dapper, Paris, en 1998.
- « Traduire en milieu diglossique » article publié par moi-même dans la Revue « Palimpseste », Paris-Sorbonne en 1999.
- « La Version créole », ouvrage publié par moi aux éditions Ibis Rouge en 2001.
- Traduction en créole du livre de Maupassant, « Une partie de campagne » par Jean-Pierre Arsaye en 2000.
- Traduction du livre du Saint-Lucien Earl Long intitulé Voices of a drum par Carine Gendrey et moi-même, éditions Dapper, Paris, 2001.
- retraduction par moi du livre en créole Fables de la Fontaine travesties en patois créole par un vieux commandeur de François Marbot, éditions Ibis Rouge, 2002.
- soutenance d’un doctorat en traductologie à l’UAG par Jean-Pierre Arsaye en 2002.
- soutenance d’un DEA en traductologie à l’UAG par Carine Gendrey en novembre 2003.

Vous aurez compris que traductologie et traduction sont intimement liées et qu’il ne s’agit pas de se contenter de théoriser à perte de vue sans jamais passer à l’acte c’est-à-dire sans jamais traduire soi-même. Et traduire 3 pages de thème ou de version en milieu scolaire ou universitaire, ça n’a rien à voir avec traduire 300 pages d’un roman.

Je vous remercie.

R. CONFIANT

Document: 

La_traduction_en_milieu_diglossique.pdf

Connexion utilisateur

CAPTCHA
Cette question sert à vérifier si vous êtes un visiteur humain afin d'éviter les soumissions automatisées spam.