Il n’y a pas eu de vendeur de légumes immolé, comme Mohamed Bouazizi en Tunisie, ni d’enfants torturés, comme à Deraa en Syrie, événements étincelles des printemps arabes de 2011. Mais une lente accumulation de rancœurs, goutte à goutte, contre un pouvoir aussi sourd et aveugle que son Président, Abdelaziz Bouteflika. Simplement, en Algérie, la coupe est pleine et elle déborde. Calmement mais inexorablement. Vendredi, à l’heure de la grande prière, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes de tous âges sont à nouveau sortis dans les rues d’Alger, Oran, Tizi-Ouzou, Sétif, Guelma, Constantine, Skikda, Blida, Ghardaïa ou Ouargla pour protester contre la candidature du chef de l’Etat à un cinquième mandat.

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La lumière du soleil d’hiver sied merveilleusement à la capitale de l’Algérie. La foule en semblait ivre, en défilant pacifiquement dans les artères historiques du centre-ville, bien plus nombreuse encore que le vendredi précédent. Les marches sont officiellement interdites depuis 2001, mais les policiers antiémeute, débordés, ont globalement laissé faire. Ils ont toutefois empêché une partie des manifestants d’atteindre le palais du gouvernement et la présidence, en en barrant l’accès à coups de grenades lacrymogènes. Les forces de l’ordre ont essuyé quelques jets de projectiles. «Ouyahia, espèce de merdeux, l’Algérie n’est pas la Syrie», scandaient les manifestants en réponse à la mise en garde du Premier ministre, Ahmed Ouyahia, plus tôt dans la semaine. Le slogan phare du 22 février était également repris à l’unisson : «Bouteflika, il n’y aura pas de cinquième mandat, vous pouvez mobiliser même les troupes spéciales !» Au moment de la dispersion de la manifestation, des heurts ont éclaté. En fin de journée, on comptait une soixantaine de blessés et deux voitures incendiées à Alger selon un communiqué officiel. La police a procédé dans la journée à 45 arrestations.

Briser le mythe

Une digue a lâché en Algérie. Depuis 2011, des dizaines de chercheurs, journalistes, politiques ont théorisé l’impossibilité pour ce pays d’avoir «son» printemps, en convoquant au choix le traumatisme de la décennie noire, l’achat de la paix sociale par le régime, la sévère répression de cet Etat policier. Au point d’avoir fini par convaincre une partie des Algériens eux-mêmes. Depuis une semaine, les manifestants tentent de se prouver le contraire. Et découvrent avec une certaine jubilation qu’ils peuvent briser le mythe, reprendre la rue, faire entendre leurs voix trop longtemps tues, crier - ailleurs qu’au stade - qu’ils veulent un changement, ici et maintenant. L’icône de la bataille d’Alger, Djamila Bouhired, militante du FLN condamnée à mort pour «terrorisme» pendant la guerre d’indépendance (avant d’être libérée et graciée en 1962), était présente vendredi dans la foule. Un symbole fort, alors que le régime use et abuse de la légitimité historique de ses moudjahidin pour confisquer le pouvoir. L’Algérie s’est longtemps débattue avec ses fantômes, ceux de la guerre de libération, dont Abdelaziz Bouteflika est l’un des derniers représentants, et ceux de la guerre civile (1992-1999), à nouveau convoqués par Ahmed Ouyahia cette semaine. Les jeunes manifestants, qui n’ont connu ni l’une ni l’autre, osent forcer le pays à se détacher du passé. Et aux yeux de cette génération nouvelle, le visage présent du pays n’est certainement pas celui d’un vieillard immobile au regard absent. «Le cinquième mandat, je te le dis par avance, oublie. […] Il faut t’enlever, y en a marre. Vingt ans qu’on est patients. Mais on te décrochera pacifiquement. Sans casser notre maison», slame le youtubeur starDzjoker dans une vidéo vue plus d’un million de fois en trois jours. Comment le régime va-t-il réagir ? Le principal intéressé est à Genève depuis mercredi pour des «soins périodiques». Pour l’instant, les policiers ont montré une grande mesure dans la gestion des manifestations. Sans doute soucieux de ne pas enflammer la situation par une bavure ou d’enclencher un cycle de répressions-protestations. Sur le plan financier, la baisse des prix des hydrocarbures a entamé la capacité de l’Etat algérien à redistribuer l’argent de la rente sous forme de prestations sociales, de logements, de prêts… D’ailleurs, ces «cadeaux» ne suffisent plus. Dans leurs slogans, les manifestants algériens ne demandent pas du «pain», mais la fin du «système». Leur cible est politique.

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Les prétendants à l’élection présidentielle du 18 avril ont jusqu’à dimanche, minuit, pour déposer leur dossier de candidature devant le Conseil constitutionnel. Bouteflika ou son entourage peuvent choisir de passer en force en effectuant cette démarche, ignorant ouvertement les protestataires et pariant sur la solidité de ce fameux système. Ils prendraient alors le risque d’une montée en puissance de la contestation, semaine après semaine, pouvant mener jusqu’à une rupture brutale. Seconde option : aller à l’élection sans Bouteflika, désamorçant ainsi la première revendication des manifestants, tout en préservant le régime. Mais, outre l’humiliation du recul, le clan au pouvoir a un gros problème, il ne dispose pas de candidat de rechange. Pour la bonne raison que depuis vingt ans, le Président lui-même a tout fait pour neutraliser ses potentiels concurrents en interne, faisant le vide autour de lui.

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«Nouveau 1er novembre»

Par ailleurs, les Algériens se satisferaient-ils d’un scrutin dans le cadre actuel, organisé en quelques semaines et phagocyté par les partis pro-pouvoir ? «Regardez ce beau monde, vous croyez qu’il pense à l’élection du 18 avril ? Certainement pas. Encore moins à aller voter dans une élection où il y aurait Bouteflika comme candidat ! assure Massinissa, un entrepreneur trentenaire. C’est un nouveau 1er novembre [l’appel du FLN qui donna le coup d’envoi de l’insurrection en 1954, ndlr] qui se produit. Espérons qu’ils ne nous le confisqueront pas.» Reste le troisième scénario, maximaliste. Une annulation du scrutin et une réflexion collective sur l’avenir de l’Algérie, voire un gouvernement de transition, une Constituante… Bref, l’éclosion d’un printemps à retardement. Le mouvement n’en est pas là, et le pays encore moins. Cela fait seulement huit jours que la rue se mobilise. Mais elle s’est mise à rêver, et c’est une manie difficile à arrêter.

Célian Macé , Lyas Hallas Correspondance à Alger