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Avignon 2013

LE CORPS DU KA : LE CAS DU CORPS

Par Roselaine Bicep
LE CORPS DU KA : LE CAS DU CORPS

Cette communication, donnée lors de la journée d'étude au Festival d'Avignon à la Chapelle du Verbe incarné organisée en partenariat avec Africultures par le laboratoire SeFeA et l'Université d'été des Théâtres d'Outre-mer, étudie le gwoka autour du spectacle Pawòl a Kò Pawòl a Ka (Parole du corps, parole du tambour Ka) présenté au Festival d'Avignon du 17 au 21 juillet, à La Chapelle du Verbe incarné.

Il s'agit d'une histoire de capture, de déportation, de traversée des eaux… Ils n'y étaient pas préparés. Ce fut une agression, un viol… Brisure, rupture… Le monde avait changé. Brutalités, meurtres, suicides, gémissements… Dans quelle galère avaient-ils échoué ? Ils entendaient les vagues se briser violemment sur le ventre du bateau, leur prison… Eux, ils étaient dans la cale, entassés, très serrés, tête-bêche… Cohabitation de cargaison, marchandise humaine et ravitaillement : provisions nécessaires à l'alimentation des marins et des captifs. Des tonneaux contenant les salaisons de porc et de bœuf et aussi autres barriques de vin et d'eau, sérieusement arrimés, partageant l'espace, avec eux, sérieusement entravés… Des origines, chaque île a reçu le son. L'âme du tambour a accompagné les corps "fracassés", meurtris, niés, marchandés… dans la traversée. Le son a pris forme, marié à la terre sur laquelle il s'est posé… Dans son spectacle, Max Diakok met en dialogue le corps et le ka dans une esthétique fine, subtile et vraie. Son travail invite à appréhender le corps musical. C'est en interrogeant le tambour ka, appelé gwoka, en langue créole en Guadeloupe, et en mettant en lumière la situation du Corps dansant les rythmes du ka, que nous montrerons comment en partant de la tradition, Max Diakok met en dialogue ce corps et ce ka pour créer une parole contemporaine de ce corps déséquilibré, troublé et ainsi participer à transformer la société guadeloupéenne en restaurant des rapports d'harmonie et de verticalité.

{{Le corps du Ka}}

Ces tonneaux ont servi pendant plusieurs siècles à fabriquer le gwoka, instrument qui constitue le ciment de la société guadeloupéenne. Dans son livre, Marcel Mavounzi (6) donne comme étymologie du nom gwoka le mot gros-quart, ces barriques de viande salées qui ont constitué les cargaisons de ravitaillement. D'autres sources comme celle d'Hector Poullet (7) optent pour l'étymologie plus africaine qui serait la suivante : les captifs africains avaient plusieurs langues. Quand ils entendaient un mot étranger, ils cherchaient dans leur vocabulaire les mots qu'ils connaissaient et leur donnaient le même sens. Hector précise qu'il est possible que le mot "quart" ou "kato" désignant une barrique, un fût, se rapprochait pour eux du mot "kata" qui selon Pierre Anglade (8), dans son inventaire étymologique des termes créoles d'origine africaine, en fongbe désigne un tambour fétiche, en nago et en yorouba ka est un morphème aspectuel + ta qui veut dire "jouer". Kata étant un petit tambour en créole haïtien. Il en est de même pour le "boula" qui désigne une danse en kicongo et un tambour en créole guadeloupéen et haïtien. Comme le dit Hector Poullet, il faut tenir compte de la double étymologie. Il faut savoir que ces fûts ont servi à fabriquer des tambours jusqu'aux années 60, jusqu'à ce que les importations de salaison dans les fûts se soient arrêtées et soient remplacées par des petits bidons en plastique. Ces bidons ont servi par la suite d'instrument de percussions pendant le carnaval. Les gwoka, eux, ont été fabriqués, après que les fûts aient disparu, à l'identique mais dans un bois local. On les appelait bwa fouyé (9) parce qu'on creusait ce bois pour lui donner la forme arrondie du ventre du tambour et ainsi trouver le son, la résonance. Ce tambour ka était un moyen de communication très puissant entre les esclaves. Le tambour n'a pas été transporté comme tel dans la cale avec les esclaves qui étaient dans une nudité totale, mais ils l'ont tout de même emmené dans leur cœur, leur souffle, leur corps. L'esclave prenait sa force dans le ka, dans le son, dans les rythmes… Le gwoka, est un élément qui a nourri et fortifié la force physique des esclaves. Il a pris sa place dans la société guadeloupéenne bien qu'il ait été dénigré, dévalorisé, dénié, méprisé : mizik a vyé nèg (10) disait-on. Il a gardé la forte résistance dont il était pourvu par la voix de quelques maîtres qui ont lutté pour le garder en vie, comme une passation. Je citerai Marcel Lollia, dit Vélo, Carnot, Guy Conquête, qui ont maintenu le feu. Le gwoka est tambour, il est son, il est danse, il est souffle. Il est l'âme des Guadeloupéens.

{{Le cas du corps}}

Le corps transporté n'appartenait pas à l'esclave. Ce corps appartenait au maître. Et ce corps devait voyager vidé de toute sa substance. Les esclaves subissaient un rituel pour les obliger à laisser sur place tout ce qu'ils étaient, leurs origines leur identité, leur vécu, leur culture, leur passé… Ce rituel consistait à les faire tourner autour d'un arbre, l'arbre de l'oubli, sept fois pour les femmes et neuf fois pour les hommes. Ce rituel terminé, les esclaves allaient vers la case "Zomaï " qui signifie : "le feu et la lumière ne viennent pas à cet endroit", pour être marqués au fer. L'esclave ne possédant rien, son corps était désormais vide, volé et vendu par les esclavagistes, qui ont cru lui avoir tout pris. Mais cela n'était que croyance. Parce que l'esclave dépouillé de tout passé, déporté dans le bateau négrier était devenu un être nouveau prêt à inventer un monde nouveau.

Max Diakok de la tradition au contemporain pour une restauration des rapports d'harmonie et de verticalité

Max Diakok, en tant que danseur et chorégraphe, fait partie à mon sens de ces inventeurs héritiers des ancêtres transmetteurs de sens. "Notre gwoka est une nouvelle terre à déchiffrer", dit-il. Pour construire ses fondations, il éprouve le gwoka non pas en le laissant dans sa base traditionnelle, mais en l'ouvrant sur le monde. Travailleur inventif et acharné, il participe à la transformation des pratiques. Observateur attentif du monde, il a investi son besoin de création à partir de la danse et de la culture du gwoka. Il a capté la direction de là d'où venait l'essentiel. Ses influences sont Aimé Césaire, Sony Rupaire et le Théâtre du Cyclone. Ainsi, c'est vers le monde de la campagne, les gens simples, les paysans qu'il s'est tourné. D'où le nom de sa compagnie : Boukousou (11). Il a trouvé l'inspiration auprès du Théâtre du cyclone qui met en scène la vie des gens simples également. Alors que Max Diakok débute la danse traditionnelle en Guadeloupe, très vite, il cherche sa propre voie de créateur. Il s'interroge sur comment participer à la transformation de son processus de travail. Max Diakok cherche de nouveaux espaces corporels, de nouveaux gestes, de nouvelles formes de déplacement qui puissent nourrir sa technique et aussi son imaginaire. Pour cela, il visite différents modes d'expressions aussi bien sur le plan physique qu'esthétique. Le yoga, la danse classique, la danse buto… toutes ces expériences constituant sa mémoire lui permettant de créer une expression personnelle originale.

Pour progresser du traditionnel au contemporain, il prend l'un après l'autre, les pas de sept rythmes du gwoka (léwóz, toumbalk, mendé, graj, kaladja, roulé, padjanbèl) et en les éprouvant, cherche à voir comment et pourquoi, ils se placent. Max ajuste, étire, teste… Il prend conscience de chaque modification de son corps, de chaque segment de ce corps en processus de création. Il cherche à saisir l'état de son corps, c'est-à-dire à observer le processus, à ressentir chaque modification de son corps segmenté. Il cherche à comprendre ce qui se passe en lui quand il danse les différents rythmes du gwoka. Par exemple, un léwóz. Par moment, il voyait des images, deux vieux en train de danser dans le cercle. Chaque pas lui montrait une image. Un toumblak, c'était le déchaînement, la liberté… larguer les amarres. Dans le graj, il voyait la sensualité… Ce qui lui a permis de cibler l'énergie de chaque pas, leurs principes en cherchant quel était le moteur du mouvement. Il se métamorphose et devient lui-même, nature, élément, rythme, son, ombre, lumière, racine, arbre, mangrove. Il fait corps avec… Pour arriver à s'ériger vers la verticalité, Max Diakok s'appuie sur le bigidi (12) défini par Léna Blou (13) qui, en danse, veut dire "rattraper le corps par la feinte, l'esquive, le déséquilibre pour éviter la chute". Ce bigidi à mon sens est l'héritage de tous les peuples ayant subi ce rituel de l'oubli. Le principe ce n'est pas d'éviter la chute par la peur mais c'est de "jouer" avec le déséquilibre. L'esthétique de Max Diakok résulte inévitablement de ce tournoiement autour de l'arbre de l'oubli originel. Le corps vidé de sa substance est flo (14) que le vent tente d'emporter et ce corps doit user de subterfuge pour se maintenir debout. Alors, il ne lui reste qu'à danser, tourner, esquiver, prendre les interstices, disparaître, entre étourdissement, déracinement, ivresse aussi. Le corps dansant de Max Diakok s'envole, tournoie, s'élève du sol, prend son envol dans une danse métamorphose que seul le ka et le kó connaissent dans une étreinte secrète, donnant à voir l'invisible sans jamais laisser saisir l'essentiel qui reste caché.

Les corps des musiciens et du danseur dialoguent, les voix prennent la relève dans le boula gèl (15) faisant caisse de résonance dans une poétique du corps en espace. Comme un magicien, Max Diakok se démultiplie, féminin et masculin en dialogue,… puis disparaît, ombre se fondant dans la lumière pour ne plus exister.

En prenant conscience de son intériorité, Max comprend aussi l'extérieur, l'autre, alter ego. Il éprouve sa richesse intérieure en allant au-devant du monde, pour l'universel. Il cherche à travers sa pratique artistique et esthétique une façon de reconstruire le monde par la résilience, une façon de considérer les blessures en les acceptant et en les transformant.

Roselaine Bicep

1. Surplus de ka ou ka en rab
2. Parcelle de terre
3. transformé
4. ballade
5. parole du corps, parole du tambour ka
6. Musicien guadeloupéen (1928-1978) Cinquante ans de Musique et Culture en Guadeloupe, Paris, éditions Présence Africaine, 19 juillet 2002
7. Ecrivain et Créoliste, (19 avril 1938)
8. dans son Inventaire étymologique des termes créoles d'origine africaine, éd. L'Harmattan, 1er février 2007
9. Tronc creusé
10. Musique de nègre voyou, nègre récalcitrant
11. De la campagne.
12. Vaciller, tituber, tourner autour du pot.
13. Danseuse, chorégraphe, pédagogue, elle a fait de la danse Gwoka une technique d'aujourd'hui.
14. Léger, vide, creux.
15. Rythmes du ka produits avec la bouche.

Post-scriptum: 
Max Diakok, danseur et chorégraphe contemporain guadeloupéen mais aussi professeur, est un artiste connu des scènes françaises, caribéennes et internationales. Il se consacre à la danse à la fin des années 1970 où il s'initie à la danse gwoka et crée la pièce Agoubaka (1) où il pose le gwoka comme sa fondation qu'il a appelé son Karésól. (2) Ses créations sont nombreuses. En 1995, il crée Mofwazé (3), un solo au festival de Brighton, en Angleterre, puis, en 1996, Driv, (4) pièce chorégraphique à Bristol toujours en Angleterre, et en 1999, il performe à l'ex-Théâtre de la danse à Paris. En, 2008, il crée : Pawól a kó, Pawól a ka (5), "un voyage initiatique aux confins de nos mémoires créoles…", après une tournée en Guadeloupe et en Martinique. En 2013, le spectacle a été présenté au Festival d'Avignon du 17 au 21 juillet, à La Chapelle du Verbe incarné. Photo : Pawol a Ko Pawol a Ka (Parole du corps, parole du tambour Ka) © Olga Schanen

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