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Le rôle d’Al-Ghazâlî dans l’émergence de la science moderne (1/2)

Le rôle d’Al-Ghazâlî dans l’émergence de la science moderne (1/2)

Introduction

L’objet de cet article est de prouver qu’Al-Ghazâlî1, le philosophe et le théologien musulman qui a vécut au Moyen Âge a joué un rôle non négligeable dans l’émergence de la révolution scientifique en Occident et plus particulièrement de la théorie copernicienne. Cette théorie n’aurait jamais pu voir le jour si la pensée d’Al-Ghazâlî n’avait pas semé le doute sur la philosophie et la physique d’Aristote. En fait, l’intérêt de la révolution copernicienne n’est pas tant dans son postulat héliocentrique mais plutôt dans sa description des mouvements des planètes en termes réels, physiques et non mathématiques. De ce point de vue, les systèmes héliocentriques grecs (celui d’Aristarque de Samos et d’Héraclide du Pont) étaient bien avancés sur le plan mathématique mais ils n’étaient pas suffisants parce qu’une nouvelle physique concordant avec ces systèmes faisait défaut.

Or, la seule physique connue des Grecs héritée par l’Occident durant le Moyen Âge et celle d’Aristote. La critique métaphysique d’Al-Ghazâlî de cette physique dans sa destruction des philosophies fut donc décisive pour amener les scientifiques occidentaux à se démarquer d’elle (Copernic et Galilée) afin de bâtir une nouvelle physique moderne. La destruction de la physique d’Aristote a été d’abord philosophique avant d’être physique et Al-Ghazâlî a été le premier à s’y atteler avec brio.

Avant d’aller au vif du sujet, il convient de rappeler que paradoxalement Al-Ghazâlî a été toujours considéré comme le chevalier de l’apocalypse pour la philosophie et la science arabes. Nous allons donc évoquer les travaux des historiens occidentaux sur Al-Ghazâlî dans une première partie. Dans la deuxième partie, nous allons montrer comment la révolution copernicienne avait cruellement besoin de concepts qui montrent que les planètes sont des astres aussi naturels que la terre.

Parmi ces concepts hérités des anciens Grecs, il y a celui de la pluralité des mondes qui stipule que les astres sont des mondes semblables au nôtre. Or, de tels concepts ne pouvaient survivre dans un environnement philosophique et scientifique marqué par la domination de l’aristotélisme. C’est là qu’intervient Al-Ghazâlî qui a été le premier à s’attaquer à ce géant de la pensée de l’antiquité et celle du Moyen Âge.

Dans la deuxième partie de cet article, nous allons montrer comment la critique anti-aristotélicienne d’Al-Ghazâlî a ouvert la voie à la révolution scientifique moderne qui rappelons-le est une révolution anti-aristotélicienne. Il suffit juste pour s’en convaincre de comprendre la physique de Galilée qui a montré de manière brillante que la lune est un astre semblable à la terre et que pour comprendre la loi d’inertie on a pas besoin de connaître la cause du mouvement inertiel.

Al-Ghazâlî vu et jugé faussement par les historiens occidentaux de la philosophie

Ernest Renan a été peut être le premier à s’intéresser à Al-Ghazâlî. Dans son livre Averroès et l’Averroïsme2, il laisse libre court à sa pensée raciste sur les peuples sémites. Selon lui, les peuples sémites ne s’intéressent qu’aux questions mystiques et non-rationnelles comme la religion et non à la science et à la philosophie séculière. Selon lui, leur rôle historique a été juste de transmettre la science des Grecs vers l’Europe moderne.

Il prétend que le dernier représentant de la philosophie arabe est Ibn Rushd dont les œuvres ont été transmises à Saint Thomas. « Lorsque Averroès meurt en 1198, la philosophie arabe a perdu son dernier représentant et le triomphe du Coran sur la libre pensée a été assuré pour au moins six cents ans3 » a-t-il affirmé.

Renan évoque une première période durant laquelle les livres grecs ont été traduits par les érudits musulmans au neuvième et dixième siècles. Puis il rappelle les travaux d’Ibn Sinâ et d’Ibn Rushd en les qualifiant de commentateurs de Platon et d’Aristote. Mais il occulte une période durant laquelle les scientifiques et les philosophes musulmans ont crée la première révolution scientifique de l’histoire. Le rationalisme des Mutazilites et les découvertes d’Ibn Al Haytham et d’Al-Khwârizmî en physique et en mathématiques ne sont pas évoqués par l’historien français.

Il suffit de montrer que la naissance de la méthode expérimentale remonte aux travaux d’Ibn Al Haytham pour voir que les historiens occidentaux ont été tellement injustes envers l’apport universel et décisif de la civilisation islamique sur le plan philosophique et scientifique.

Au-delà du silence de Renan à propos de l’Âge d’or du savoir musulman durant le haut Moyen Âge, il retrace bien entendu le déclin de la pensée et de la philosophie au treizième siècle lorsque les théologiens orthodoxes ont remporté la partie4.

Passons maintenant à Bertrand Russel qui a écrit une monumentale Histoire de la Philosophie occidentale5 en 1945.

Dans ce livre exhaustif sur les origines de le pensée occidentale dans sa dimension philosophique, cet auteur qui a été l’un des plus grands philosophes du XXe siècle, affirme dans un petit chapitre consacré à la philosophie islamique que la pensée des Musulmans n’était pas originelle et qu’Ibn Sinâ et Ibn Rushd n’ont été que des commentateurs de la philosophie grecque.

Sans remettre en cause l’apport scientifique des Musulmans au Moyen Âge qui ont, selon lui, découvert des choses importantes dans des domaines comme les mathématiques et la chimie, il insiste pour dire que dans le domaine philosophique et son héritière la logique, ils n’ont pas excellé.

Russel ne voit dans la civilisation et la culture islamiques que des vecteurs à travers lesquels l’héritage grec a été récupéré par les occidentaux. En fait, Russel s’appui dans cette conclusion sur une idée assez largement répondue chez les historiens de la philosophie qui se contentent d’une chronologie très simpliste des contributions les plus décisives à la philosophie occidentale. Les penseurs occidentaux s’accordent à penser qu’Ibn Rushd a contribué à la naissance de la philosophie chrétienne, notamment celle de Saint Thomas. Ce philosophe musulman a influencé grandement Saint Thomas, alors qu’il est en même temps le dernier grand philosophe de l’épopée musulmane.

Après lui, la philosophie en pays d’Islam aurait décliné pour disparaitre complètement. Ibn Rushd n’a pas laissé une école de pensée musulmane malgré sa critique obstinée du livre d’Al Ghazâlî, la destruction des philosophies.

Un autre groupe d’historiens de la science et de la philosophie en Occident considère qu’Al-Ghazâlî a contribué de manière décisive au déclin de la pensée philosophique et scientifique des Musulmans.

Dans son Etudes d’histoire de la pensée scientifique6, Alexandre Koyré considère que ce philosophe et théologien a mis fin à la philosophie et à la science pour des raisons théologiques.

Il y a donc un consensus occidental sur le fait que le processus à travers lequel la philosophie islamique a décliné a été encouragé par des penseurs comme Al-Ghazâlî.

Russel, pour sa part, considère Ibn Rushd comme un penseur non orthodoxe. Alors que la philosophie de ce dernier ne se soucie pas de l’orthodoxie, les théologiens orthodoxes se sont opposés à la philosophie en tant que menace à leur théologie. Russel nous explique fatalement que la destruction des philosophies (Al-Tahâfut) d’Al-Ghazâlî a mis fin à la pensée philosophique et que la réaction d’Ibn Rushd à travers son livre la destruction des destructions ne fut pas suffisante pour prévenir la mort de la philosophie pour les Musulmans, lesquels sont devenus adeptes de l’idée selon laquelle, la révélation coranique ne nécessite aucune réflexion philosophique.

Dans cette histoire racontée par Renan et Russel, Ghazali a été le véritable ennemi de la philosophie rationnelle. En tant que théologien orthodoxe, il a eu une grande influence en luttant contre la philosophie rationnelle dont le dernier représentant pour Renan est Ibn Rushd.

Selon Renan, dans le livre d’Al-Ghazâlî, il y a un rejet pur et simple de la pensée critique. Il considère que ce penseur est un adepte du soufisme et le soufisme, selon lui, est le pire ennemi de la pensée rationnelle et de la philosophie. En tant que soufi, Al-Ghazâlî a montré l’invalidité de la raison et du principe de causalité.

Pour Renan, ce qui est vraiment destructeur à la science est la propension à rejeter les lois de la nature et à considérer la relation entre les causes et les effets comme une impression ou une habitude qui existe dans l’entendement humain et non comme une réalité physique dans le monde.

En fait, en tant que spécialiste d’Ibn Rush, Renan ne voit Al-Ghazâlî qu’avec la manière d’Ibn Rush de réagir au livre Al-Tahafut de ce grand penseur musulman du Moyen Âge.

Les livres d’Ibn Rushd ont été traduits en latin bien avant ceux d’Al-Ghazâlî. Par conséquent, la perception d’Al-Ghazâlî chez les occidentaux a été influencée par la critique d’Ibn Rushd et non par une comparaison entre les livres des deux penseurs. Ibn Rushd, avec sa manière toute aristotélicienne, considère que la réfutation par Al-Ghazâlî du principe de causalité comme un rejet pure et simple de la connaissance rationnelle.

A la lumière de cette critique toute aristotélicienne, Renan reprend les mêmes arguments de la science galiléenne contre la pensée scolastique de l’Eglise catholique. Al-Ghazâlî devient ainsi le principal acteur de l’Islam orthodoxe qui est l’équivalent de l’Eglise catholique à l’encontre du rationalisme scientifique des Mutazilites et des philosophes musulmans inspirés des penseurs de la Grèce ancienne.

Ajoutant à ce sombre tableau, le travail d’Ignaz Goldziher, un orientaliste connu qui considère lui aussi Al-Ghazâlî comme le destructeur le plus impitoyable de la philosophie rationaliste dans les pays d’Islam. Dans un style narratif assez incisif, Goldziher évoque un nouveau fait: l’ancienne culture hellénistique comprenant la métaphysique, la physique, les mathématiques, la médecine et la philosophie a été introduite dans la littérature islamique au Moyen Âge sous le nom de « science des Anciens » ((‘ulūm al-awā’il) en la distinguant de la « nouvelle science » (‘ulūm al-ḥadīthah) qui est la théologie islamique7. Les tenants de la nouvelle science théologique et orthodoxe regardaient les adeptes de la science des Anciens avec beaucoup de suspicion : selon eux cette vielle science d’origine païenne recèle en elle un danger pour la foi et les croyances religieuses.

En plus, Goldziher ajoute que les tenants de l’orthodoxie considéraient cette science comme inutile. Ce fut suffisant pour éloigner les croyants de cette science, eux qui étaient terriblement sensibles et hostiles à l’égard de l’hérésie. Ce qui mérite de relever dans la narration racontée par Goldziher, se sont deux éléments : le premier est la polarisation de ce qui est opposable à l’orthodoxie et à la théologie par l’ancienne science qui fut progressivement assimilée à une sagesse d’obédience ancienne remontant aux Grecs païens et qui ne concorde avec la croyance et à la foi.

Le deuxième élément est la propagation d’idées qui sont en contradiction avec la religion comme celle de la création du Coran par les Mutazilites. C’est en raison de cette «toxicité » de la nouvelle science que de nombreux penseurs ont rejoint une nouvelle science qui n’a plus rien à voir avec l’ancienne science qui est Ilm Al-kalam. D’ailleurs, le soutien califal à l’ancienne science rationaliste (notamment sous le règne d’ Ma’mūn) ne dura pas. Sous le règne du calife al-Mustanjid, les livres d’Ibn Sinâ et ceux d’Ikhwān al-Safā ont été brûlés.

Quittons maintenant ces élucubrations qui ne reflètent aucunement une connaissance profonde de la pensée islamique durant le Moyen Âge pour aborder le rôle d’Al-Ghazâlî dans la remise en cause de l’aristotélisme.

Mais avant de voir en quoi cette remise en cause du péripatétisme ait été cruciale pour l’astronomie, il convient de retracer l’histoire des influences non seulement scientifiques, mais également métaphysiques et philosophiques des Grecs sur Copernic, le premier acteur de la révolution scientifique occidentale. C’est une étape avant de passer au rôle d’Al-Ghazâlî dans la facilitation de la propagation des idées non aristotéliciennes vers la physique moderne.

Il convient toutefois de préciser que la critique d’Al-Ghazâlî contre le principe de causalité, n’est pas une critique contre la science. Mais plutôt une attaque contre la manière d’Aristote d’aborder la physique et la causalité qui a été un obstacle à la nouvelle science galiléenne.

Copernic, l’héritage des anciens et le concept de la pluralité des mondes

Il est connu que Copernic a exploité les idées des anciens Grecs et des Musulmans. Le mécanisme que Copernic utilisa pour éliminer le centre de l’équant et modifier la position de l’orbite terrestre ressemblait aux inventions d’Ibn Al-Shâtir et des autres astronomes de l’École de Marâgha en Iran qui connut un grand essor durant le Moyen Âge. Pourtant aucune traduction latine de leurs œuvres n’est attestée aujourd’hui8. Ibn Al-Shâtir élimina des constructions de Ptolémée le centre de l’équant et certains cercles, il généralisa une configuration reposant entièrement sur des cercles pour les mouvements des planètes. Mais cette configuration était géocentrique.

Copernic a utilisé dans le Commentariolus, puis dans de revolutionibus une configuration comparable mais avec le Soleil comme centre. De même, Copernic consulta les travaux d’astronomes arabes qui ont approfondi le système de Ptolémée en cherchant à établir de nouvelles valeurs numériques, parmi lesquels, il faudrait distinguer Muhammad Al-Battâni, auquel les travaux de Copernic font référence. Ce dernier emprunta également aux Arabes les méthodes de la géométrie trigonométrique en utilisant les sinus au lieu des chords des astronomes grecs. Les travaux mathématiques de Copernic sont, de ce point de vue, largement supérieurs à ceux de ses prédécesseurs grecs.

Mais plus important encore la théorie de Copernic contient des
concepts, comme l’héliocentrisme, qui n’étaient pas aussi nouveaux
comme ont tenté de le montrer beaucoup d’historiens des sciences
comme Alexandre Koyré et Thomas Kuhn.

Pour le premier, la théorie de Copernic entraîna une « révolution » qui changea l’esprit occidental. Il qualifia, comme beaucoup avant lui, cette révolution de « crise de la conscience européenne9 ». Il est allé jusqu’à voir l’année 1543, date de la mort de Copernic et la publication De Revolutionibus Orbium, comme annonçant la fin du Moyen Âge et le début des temps modernes, car cette date symbolise, selon lui, la fin
d’un monde et le début d’un autre et ce beaucoup plus que la conquête
de Constantinople par les Turcs ou la découverte de l’Amérique par
Christophe Colomb
10. Selon Koyré, la révolution copernicienne a eu le mérite d’entraîner la destruction du Cosmos hérité des Grecs et l’élaboration ingénieuse d’une géométrisation de l’espace.

D’une certaine manière, la démarche de Koyré repose sur une explication de la portée de la révolution copernicienne selon une interprétation historique globale, associant les travaux astronomiques de ses successeurs : Galilée et Kepler. Il ne comprend mieux l’œuvre copernicienne qu’à travers les œuvres de ces derniers.

La raison à cela est que les idées d’un univers infini et d’un espace basé sur la géométrie euclidienne n’ont pas été suffisamment intégrées dans la théorie copernicienne. Ces idées ont ruiné, selon lui, les postulats de la physique d’Aristote. L’idée d’infinité, ne se trouve que dans cette philosophie ésotérique de Giordano Bruno et à un degré moindre dans le système du dernier philosophe du Moyen Âge, Nicolas de Cues.

Son argument de taille est que la nouvelle astronomie initiée par Copernic qui enleva du centre du monde, la Terre, et la plaça parmi les planètes, substitua à la conception d’un monde fini et bien ordonné qui a été celui des Grecs, et dans lequel la structure spatiale contient une hiérarchie de perfection et de valeur, celle d’un Univers infini qui n’est pas unifié par une sorte de subordination naturelle, mais plutôt par l’identité de ses composantes et de ses lois ultimes et basiques11.

Cette vision ne peut d’aucune manière refléter l’état d’esprit des nombreux astronomes et philosophes dans leur quête d’un nouveau système cosmologique ayant vécu à une époque s’étendant de l’Antiquité à la Renaissance, c’est-à-dire du temps de Ptolémée à celui de Copernic, du fait que les études historiques contemporaines sont basées sur une certaine discontinuité du progrès scientifique : la théorie copernicienne est considérée comme une révolution scientifique.

Il faudrait plutôt voir quels sont les systèmes qu’ils soient métaphysiques ou philosophiques, scientifiques ou ésotériques, qui auraient pu jouer un rôle déterminant dans le bouleversement copernicien.

En termes plus précis, la migration des propositions scientifiques ou ésotériques d’une théorie ou un système de connaissance quelconque à une autre théorie12, permet de supposer que des concepts ou des propositions ont été reprises par Copernic en leur donnant une portée nouvelle tant sur le plan épistémologique qu’ontologique dans le cadre de sa théorie sur l’héliocentrisme.

Pour ce faire, il faudrait remonter aux idées professées par les philosophes grecs concernant la nature des astres. Nous ne pouvons trouver de pareilles idées qu’en examinant profondément la lutte implacable que se sont livrés les tenants du système aristotélicien et les philosophes qui se sont efforcés de le détruire.
La plus significative d’entre elles est la « pluralité des mondes » connue chez Héraclide du Pont et les Pythagoriciens qui selon Stobée prétendent que «
chacun des astres constitue un monde, qu’il contient une terre entourée d’air et que le tout est plongé dans l’éther illimité. Les mêmes doctrines sont exposées dans les hymnes orphiques, car ceux-ci font un monde de chacun des astres13 ».

La proposition relative à la pluralité des mondes a été attaquée, puis oubliée, en raison d’un regain d’intérêt pour l’aristotélisme en pays d’Islam. Le péripatétisme, tout d’abord, pris son essor en Andalousie.

La pluralité des mondes est illogique selon l’aristotélisme parce que ce dernier prétend décrire un monde réel (ibid. 511). Le plus grand commentateur d’Aristote, Ibn Rushd, expose longuement dans le Commentarii in Aristotelis qua quatuor libros de Cælo el Mundo l’argumentation du Stagirite contre ce concept en démontrant l’existence d’un seul centre du Monde. En fait, il remet en cause la pluralité des mondes en reprenant l’affirmation cruciale sur le lieu
naturel unique occupé par la Terre.

Mais cette proposition devait survivre et trouver sa place légitime dans l’univers copernicien. Elle a donc migrée de l’ancien système orphique revivifié par Plutarque vers la théorie copernicienne.

C’est cette idée de pluralité des mondes qui entrait pleinement en contradiction avec l’idée aristotélicienne de la terre comme lieu naturel unique. Pierre Duhem affirme que la réfutation par Aristote de la pluralité des mondes allait à l’encontre des opinions que les Coperniciens devaient un jour reprendre. Ceci revient à affirmer que cette idée est une composante immanente de la théorie copernicienne, reprise d’une proposition forte ancienne, à laquelle prétendaient les philosophies pythagoricienne, néoplatonicienne et l’orphisme grec.

Par exemple, Plutarque soutint la pluralité des mondes dans un ouvrage intitulé Sur le visage qui se voit dans le disque de la Lune.

L’idée d’éther illimité et d’espace infini sont corollaires. De même, faire de chaque astre un monde devait être entendu comme une démarche réaliste qui est beaucoup plus fondamentale et en même temps tout à fait naturelle au nouveau cadre de pensée instauré par l’astronomie copernicienne.

La conception selon laquelle les planètes sont de même nature que la Terre trouva chez les érudits grecs une confirmation spectaculaire dans la tache de la Lune parce que cette dernière reflète une certaine irrégularité dans la structure de cet astre, une irrégularité incompatible avec la pureté nouménale, l’éternité et l’immuabilité de la matière astrale qui est, selon la physique d’Aristote, constituée du cinquième élément.

Le péripatétisme soutenait, en même temps, que notre planète est dépourvue de cet élément en étant formée des quatre éléments changeants que sont l’eau, la terre, l’air et le feu.

Cette physique est l’un des fondements de l’astronomie adoptée par l’Église de l’époque médiévale en plus du concept du lieu unique et central de la Terre.

Avant que Galilée ne braque sa lunette sur la Lune en mettant fin de manière définitive à cette doctrine séculaire, les anciens Grecs avaient préparé le terrain en observant que la Lune décèle une structure hétérogène qui confond entre l’élément astral et les quatre éléments terrestres. Plutarque a bien fait de remarquer que la Lune « réfléchit vers nous la lumière du Soleil14 ».

Mais pour quelle raison ? C’est dans sa réponse que découle la vérité sur la nature hétérogène de la Lune, c’est-à-dire sa composition en éléments semblables à la matière terrestre. Voilà ce qu’il en dit de manière très ingénieuse. « Il est trois corps sur lesquels peut tomber la lumière solaire, l’air, l’eau et la terre ; or nous voyons la Lune s’illuminer comme la terre, non comme l’eau ou l’air ; mais des êtres qui, d’un même agent, pâtissent de la même manière, doivent nécessairement être de même nature15 ».

Il développe sa réflexion de manière précise et parlante. Dans ce passage, Plutarque jette un jalon dans la voie de la pluralité des mondes dont l’une de ses conclusions est la reconnaissance de la Lune comme un astre de même nature que la terre et les autres planètes.

« Ne croyons pas commettre un péché en admettant qu’elle est une terre, en supposant que la face dont elle est ornée provient de ceci : De même que notre terre présente de grandes vallées, de même la Lune se creuse de profondes dépressions et de crevasses, remplies d’eau ou d’air embrumé, à l’intérieur desquelles la lumière du Soleil ne pénètre pas, dont elle ne touche pas le fond, mais où elle disparait ; car, en ces endroits, se produit la réflexion diffuse16» .

La tache de la Lune a intrigué les penseurs grecs et rappelait
constamment aux astronomes que le système aristotélicien était loin d’être infaillible. Avec le concept orphique
de pluralité des mondes, elle reposait désormais sur un fondement épistémologique solide.

Grâce à cette juxtaposition, la pluralité des mondes devenait un danger mortel pour le péripatétisme, puisqu’elle suggère que la Terre est de même nature que les autres planètes. Tout laisse donc à croire que cette idée est féconde, et elle l’est précisément pour le système copernicien.

Mais entre la pluralité des mondes et l’astronomie post-copernicienne, il y a un fossé que les philosophes grecs n’avaient pu franchir. Plutarque a réalisé un pas de géant en réfutant le postulat péripatéticien qu’un astre comme la Lune soit composé de la cinquième essence péripatéticienne.

Il a tout simplement suggéré que la Lune est un monde qui ressemble par sa composition à la Terre (c’est-à-dire les quatre éléments terrestres). Mais de cette manière, il est devenu un adversaire du système aristotélicien. Mais la difficulté d’être confronté à ce puissant système et de lui substituer une nouvelle doctrine, une nouvelle physique. Pour qu’une telle doctrine puisse voir le jour, il a fallu que les fondements de la doctrine aristotélicienne soient remis en
cause.

C’est Al-Ghazâlî qui a réussi ce pari. Nous allons examiner cette question importante dans la deuxième partie de l’article qui paraîtra prochainement.

Rafik Hiahemzizou

1Abû Hâmid Muhammad ibn Muhammad ibn Ahmad Al-Ghazâlî al-Tûsî naquit à Tûs, capitale du Khurâsân en 1058 de J.-C.

2Renan Ernest Averroès et l’Averroïsme : essai historique, 1882, Paris : Calmann Lévy.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Bertrand Russel History of Western Philosophy, Routledge Classics, Nouvelle édition, 2004.

6 Alexandre Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique, Première parution en 1973, Collection Tel (n° 92), Gallimard, 1985.

7 Goldziher, Ignaz, Sur l’islam : Origines de la théologie musulmane, Paris, Desclée de Brouwer, 2003.

8Gingerich Owen, L’Astronomie en Islam, in Pour la Science (avril 1986), p. 60.

9Koyré Alexandre, Du monde clos à l’univers infini,Traduit de l’anglais par Raissa Tarr, Gallimard, Paris, 1993. p. 9.

10Koyré Alexandre, The Astronomical Revolution, Copernicus Kepler-Borelli, Dovers Publication Inc. New York, 1992, traduction de la version française Hermann, Paris 1973, p. 15.

11Ibid.

12 Cette approche sur l’histoire des sciences a été développés dans le cadre d’un de mes ouvrages publiés en 2015 sous le titre « Statuts de la vérité. Essai sur la divisibilité des théories scientifiques ».

13Duhem Pierre, Le Système du Monde t.I, Librairie Scientifique A. Hermann et Fils Paris 1913, p. 234.

14Duhem Pierre, Le Système du Monde t.II, Librairie Scientifique A. Hermann et Fils 1914 Paris, p.360.

15 Ibid.

16 Ibid.

 

 

 

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