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LES TÉNÈBRES EXTÉRIEURES, LE ROMAN DE DICTATEUR REVISITÉ

Par Henri Taillefond
LES TÉNÈBRES EXTÉRIEURES, LE ROMAN DE DICTATEUR REVISITÉ

« Eh bien, tu le sais, Daumec, parce que dès le départ, dès la fondation de notre cher Etat, nous avons été en butte à deux défis majeurs, colossaux même : un défi extérieur le plus terrible à savoir le refus du monde blanc d’accepter que les noirs puissent s’autogouverner ; un défi intérieur lié à l’historique affrontement entre la classe des Nègres et celle des Mulâtres. Oui, défis colossaux s’il en fut ! » L’imagination romanesque est souvent distancée par l’extravagance, le délire et parfois même, l’originalité des dictateurs. Le réalisme merveilleux, caribéen et/ou sud-américain, a ainsi réinventé le roman de dictateur qui saisit les dictatures des Amériques au moment de leur déclin, pour non plus les décrire ou les dénoncer (c’est là le travail de l’historien ou du politique, chercheur ou militant) mais plutôt les explorer, chercher à voir comment elles prennent possession des esprits. C’est pourquoi ce type de roman s’attache, avec passion souvent, à brosser une nuée de portraits de personnages secondaires, parfois loufoques, parfois tristes, souvent détestables, parfois même attachants qui gravitent autour du dictateur. Dans le réalisme merveilleux, le roman de dictateur est comme un art de l’incertitude, un récit du chaos qui, chaque portrait brossé, chaque zone d’ombre explorée, chaque piste désignée, définit ou redéfinit une originalité toute américaine qui étoffe le réel.

Comment l’imaginaire romanesque pouvait-il décrire une réalité aussi fuyante ? Qu’est-ce que la littérature pouvait imaginer pour dépasser les délires, extravagances et originalités des dictateurs des Amériques ? Quels souffles nouveaux, le roman de Raphaël Confiant, les ténèbres extérieures, apporte t-il au roman de dictateur ?

Le récit qui s’organise en six spirales commence sur un Papa Doc perplexe qui contemple son propre cadavre. Le lecteur sait très vite qu’il s’agit d’un sosie (les dictateurs ont toujours un/des sosies) mais retombe dans une nouvelle zone d’ombre quand R. Confiant indique un peu plus loin que Duvalier et son sosie officiel n’étaient pas présents à la fête du drapeau, ce jour là, dans la célèbre ville de Gonaïves, là où un siècle et demi plutôt, Jean Jacques Dessalines proclama l’indépendance. Raphaël Confiant promène ainsi le lecteur sur des pistes multiples, souvent chaotiques, incertaines, à peine ouvertes et aussitôt investies de fausses évidences, à travers une galerie de portraits réalistes dont la finalité est bien de désarmer Papa Doc d’un charisme qu’il n’avait pas. Ces lignes d’intrigue, chaque portrait peut-être une ligne d’intrigue, donnent comme un visage humain à la dictature, un ordonnancement, une manière d’organisation de cette nébuleuse de petites combines et de concussions. La dictature duvaliériste reste cloîtrée dans un palais national, au fil des lignes, désert ; et c’est cette constellation de portraits qui donne un visage au pays dehors dont la décomposition et en même temps le renouvellement, s’accélèrent à chaque portrait, à chaque ligne d’intrigue malgré la rationalité et le conservatisme du Doc. C’est toutefois le personnage de Papa Doc qui donne une unité au récit, qui permet aux portraits de tenir ensemble.

Les ténèbres extérieures se dépouille d’un des fondamentaux du roman de dictateur, l’irrationalité du dictateur. Le Papa Doc de Raphaël Confiant est un monstre de rationalité, un lettré francophone qui tranche net avec les dictateurs analphabètes et superstitieux des Amériques, un monstre froid franco-cartésien qui fréquente peu les foules créoles. Duvalier est un incompris, petit docteur des mornes, il a soigné de nombreuses plaies du pays et veut désormais relever une « race » damnée. La négritude politique ainsi proclamée, comme son pendant philosophico-littéraire est une réponse obligée, un crier-pour-se-faire-entendre, à la sourde oreille que fait l’européen négrophobe. Elle donne, ici comme une légitimité parfois universelle, parfois naturelle à la nébuleuse de népotismes et la projette comme une fidélité à l’œuvre politique du guerrier fondamental J. J. Dessalines. Ce Duvalier là, le Duvalier de R. Confiant, grand électrificateur des âmes, emprisonné dans un palais national, rejeté par ceux la mêmes dont il se réclame, par la langue et la culture, finit par être attachant car dehors, les ténèbres règnent en maître.

Le palais national, à la fois lieu d’exil et îlot de rationalité.

Il y aura toujours quelque chose de vrai dans les deux défis majeurs que R. Confiant fait dire à F. Duvalier. C’est qu’une population d’esclaves, fraîchement émancipée ne pouvait faire peuple, en une/deux générations, par la seule volonté d’un dictateur fût-il éclairé. C’est que tous ces peuples africains (te gen 101 manchon Afrik-ginen) qui ont fait le peuple haïtien avaient sans doute, du fait même de leur diversité, donné des opportunités d’un diviser pour mieux régner aux colons déchus et avaient posé des différences naturelles qui auraient contribué à éloigner les dirigeants du petit peuple. Initié à l’ethnologie par Lorimer Denis, Duvalier a vite compris cette résistance (cette in gouvernabilité écrit Confiant) de la population haïtienne libérée des champs de canne, à faire peuple uni ; cette cohérence nécessaire à la résilience, ou au moins, à la survie des peuples outragés. L’exil intérieur est quelque part par là, il dépasse le statut de lettré du dictateur qui a lu tout ce qui a été publié sur Haïti depuis le naufrage du grand commandeur de la mer océane, mais les livres ne suffisent pas ; il dépasse également la maladie du dictateur, le diabète et l’hypertension de l’inactivité ; il est lié à cette culture allochtone et dichotomique qui étouffe le pays, le français des élites et ce rêve absurde d’un retour à l’Afrique-Guinée des humbles. Entre les deux, une culture créole qui tarde à se faire haïtienne. F. Duvalier, lettré francophone, abandonné par ses pairs, ne s’exprime jamais dans la langue d’Haïti, il l’entend à peine. Cette langue haïtienne dont R. Confiant créolise (un pré-requis de la créolistique) jusqu’à la graphie ne rentre jamais dans le palais national, c’est la langue des mornes, la langue du pays d’en-dehors.

Raphaël Confiant nous présente donc un dictateur emmuré, il est le palais national ; le grand sédentaire du palais national entend de loin l’arrivée de ses ministres qui colportent des échos du pays d’en-dehors. Dehors, la menace est omniprésente, les attentats, le pian, la barbarie macoute, le vaudou et ses remontées soudaines de langages africains, le monde de la langue créole, etc. Cet exil intérieur qui a pour scène le palais national ramène, sous forme d’un écho séculaire et puisque Duvalier est aussi un féru d’histoire, l’exil intérieur du roi Henri Christophe dans la Citadelle La Ferrière et dans le palais Sans-souci où le roi Henry Ier se suicida le 8 octobre 1820. Dans un cas comme dans l’autre, cet exil intérieur nous renvoie un monde cloisonné, le monde francophone, culture et langue d’une part et le monde haïtien ou créole d’autre part. Duvalier était un lettré francophone, H. Christophe un ancien esclave-cuisinier qui chercha à reproduire le Versailles français vu ou lu sur les murs de la grande case de son maître. Les deux bunkers figent le temps, défient la raison et font résonner un « nou la pi red » qui transcende les deux dictateurs malgré le siècle et demi qui les sépare et accouchent le même bricolage idéologique, noiriste ou négriste, il s’agit, dans les deux cas, de retrouver une unité/un eldorado nègre, non perverti par l’esclavage et la négrophobie ou plutôt mélanophobie. François Duvalier tient davantage d’un Henri Christophe que d’un Jean Jacques Dessalines.

C’est pourquoi la première ligne d’intrigue, dans les ténèbres extérieures, dénude un Duvalier (examinant son cadavre, conversant avec le crane de son opposant historique, Clément Jumelle) solitaire, hantant les couloirs vides du palais national, effacé, doucement bwabwa (euh ridicule), une voix nasillarde qui refuse l’irréversibilité de l’histoire. La corruption, la torture, les manipulations, les népotismes, les pratiques traditionnelles des dictateurs sont peu exposées ici, elles sont le fait des autres, d’un Luckner Cambronne, par exemple, certes alter égo du Doc, mais qui, ministre de l’intérieur, officie hors/loin du palais national. Franchement paternaliste, le dictateur est même soucieux du sort des petites gens, victimes de ses ministres et macoutes. On découvre ainsi un Papa Doc habité de doute mais calme, se posant en victime nègre des « nations blanches », ayant pensé à un exil africain, cloîtré dans un palais national où il reste seul avec sa langue et culture françaises ; un lieu froid sans histoire, hors du temps, qui snobe désespérément un dehors chaotique où les tontons-macoutes organisent le « chen-manje-chen » coutumier.
Dehors, le chaos créole pétillant de vie.

Cette constellation de portraits qui caractérise le roman de dictateur, La fiesta del chivo, El otoño del patriarca, montre ailleurs des champs/chants de possibles, toujours corruptibles. Dans les ténèbres extérieures, tous les personnages, partisans ou opposants sont habités par une lassitude, le possible s’est ici évanoui dans un se pase n’ap pase, répété en chœur doc intraduisible ici, parce que traduttore, traditore. Même les exactions semblent obéir à quelques règles, de bon voisinage, obscures et souterraines qui dépassent bourreaux et victimes ; Mark Etienne, le poète, romancier, peintre et … opposant, attend paisible une visite des macoutes sous commandement, ô surprise, d’un de ses anciens brillants élèves. Et dans ce dehors chaotique, le salut des victimes et forcément celui des bourreaux, tient du magico-religieux. C’est dire la force de l’opposition palais national/pays en-dehors, intérieur/extérieur, français/créole, rationnel/irrationnel, en un mot la dichotomie active, négritude amorphe du palais national/vitalité pétillante du dehors créole dans le récit de Raphaël Confiant.

La deuxième ligne d’intrigue se focalise sur la personnalité des collaborateurs (le ministre des routes qui construit un pont depuis une décennie, le survivant mulâtre du conseil des ministres), mais également des opposants et des innocentes victimes. Les lignes sont ici floues, collaborateurs et opposants habitent les mêmes espaces, se tolèrent, sont déchirés entre plusieurs quêtes de possibles, Mark Etienne le poète rebelle tolère parfaitement Théodore Pasquin, premier poète de la nation ; leurs mères ont, toutes les deux, porté la même souffrance d’une madanm-sara. Tous ces acteurs sont animés d’une même volonté d’inventer comme un art d’oublier la dictature. Comme si cet espace créole balbutiant d’une pétulance toujours renouvelée avait mis en quarantaine une négritude infréquentable. Cette dictature sans armée nationale donc sans projet de maintien de l’ordre, sans politique claire de normalisation et avec un dictateur rationnel en prime, n’est pas réellement vivante, elle ne pénètre pas les esprits. Elle ne se frotte ni ne se confronte au chaos créole du dehors. Et même si le hougan Methylène, la mambo Sò Lusinia ou le trafiquant de cadavres et organisateur des bòlèt, Luckner Cambronne ramènent ponctuellement cette culture (créole) haïtienne et cette épi-religion dans l’enceinte du palais national, elles n’arrivent pas à réveillé le zombi nègre emmuré.
Le chaos du pays en-dehors, le chaos des possibles et la litanie des massacrés que l’histoire nationale ne pourrait saisir et qu’une mémoire silencieuse murmure dans la chaleur de l’après-midi, continuent un siècle et demi d’une violence politique qui s’est substituée à l’ordre racial esclavagiste. La foule d’innocentes victimes d’un tel chaos négro-ordonné témoigne un passé nègre tourmenté. Ce chaos là dont les racines poussent profondément dans le sol haïtien prend de vitesse la rationalité endormie du grand électrificateur des âmes. C’est pour cela qu’il fallait dépasser la négritude.

Le roman de dictateur dans les Amériques

Dans le réalisme merveilleux caribéen et sud-américain, le roman du dictateur saisissait les dictatures au moment de leurs dislocations, quand elles se décomposaient. C’est à ce moment là qu’elles génèrent des univers de peurs, de lâchetés, d’humiliations, de rivalités souterraines, des opportunismes grossiers, bref une confusion généralisée qui donne comme un sursis au dictateur. Le chaos de ce monde là a à voir avec le chaos originel des créolisations. C’est ce jeu de miroirs qui renvoie le même et l’autre simultanément, nous déportant dans une aventure intérieure où le moins bon et le meilleur de tous jouent au nago-kache avec le réel.

Ce sont les portraits de personnages secondaires parfaitement singularisés qui montrent cette décomposition de la dictature mais également le génie des peuples outragés à déconstruire et reconstruire le réel, spontanément. Cette foule d’individus loufoques parfois pittoresques, parfois attachants, parfois pitoyables qui gravitent autour du dictateur donne comme une épaisseur, jusqu’à une histoire à la dictature ; mieux, elle donne un visage humain à un système d’effroi. Cette foule de personnages secondaires loin de troubler le lecteur, lui permet de rentrer dans le texte par plusieurs portes ou fenêtres. Les romans de dictateur peuvent se lire comme des romans historiques, des portraits psychologiques, des récits d’aventure, une anthropologie cognitive, une sociologie du pouvoir, etc. Bien que le Doc de R. Confiant ne colle à aucun dictateur des romans de dictateur, tellement il est rationnel et coupé du peuple haïtien par son extravagance toute francophone, les ténèbres extérieures, le roman de Raphaël Confiant relit une page de l’histoire haïtienne en mettant en opposition une langue et culture créoles haïtiennes et une version locale, pathétique de la langue et culture françaises. Cette opposition fondatrice révèle une des qualités des cultures créoles, leur capacité à habiter le chaos.
Cette constellation narrative densifie, complexifie même les lignes d’intrigue, toute vérité est ici partielle, partiale parfois, conflictuelle, fuyante, insaisissable avec autant de zones d’ombre qui n’empêchent pas la progression du lecteur mais suscite un questionnement permanent sur la réalité du pouvoir d’une part et sur la relation, forcément féconde, entre négritude politique et négritude philosophico-littéraire. C’est que la revendication nationaliste qui accompagne les deux, butte maladroitement sur la magnificence exaltée de la langue française chez les porteurs du projet nègre.

Après tout, le rêve duvaliériste d’une négritude debout, a habité la quasi totalité des descendants africains des populations américaines, depuis la monarchie religieuse et sanguinaire de Miguel au XVIe siècle, sur les rives de l’actuel Venezuela jusqu’à l’adhésion quasi-irrationnelle de toutes les populations caribéennes et africaines au phénomène strictement étasunien, B. Obama ; en passant par le projet telgarien d’une République Nègre dans la Martinique de 1870. Dépassant la simple description ou dénonciation, les ténèbres extérieures, explore la dictature duvaliériste, mettant nue cette négritude politique dont Raphaël Confiant, lui-même, nous confie qu’elle a dévoyé la négritude philosophico-littéraire mais le lecteur comprend bien que l’une nourrit l’autre car les livres ne suffisent pas dans l’entreprise de gouvernement des hommes. L’énergique réalité créole supplante toujours le cadre étroit du savoir écrit dans les livres. C’est l’une des raisons pour lesquelles il faut lire, pour conjurer la tentation de l’absurde.

{{Henri Taillefond}}

{{Les ténèbres extérieures}}, récit de Raphaël Confiant, éd. Ecriture, Montréal, Québec, Octobre 2008.

Egalement en librairie :

{{Black is black}}, récit de Raphaël Confiant, éd. Alphée, coll. Ethiopica, Paris, Octobre 2008.

[Site de l'auteur->http://natifnatal-wanakera-karib.typepad.com/natifnatalwanakerakarib/]

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