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Librairie Alexandre, une page se tourne

Mikaella Rojas Fanon
Librairie Alexandre, une page se tourne

   Depuis un moment la menace planait, sourde, comme un orage d’hivernage dont le grondement précède les nuages, au loin… Des années que la librairie, fleuron d’architecture coloniale au cœur piéton de la capitale, perdait des couleurs. Nous savions le navire fragile, mais continuions à espérer un miracle. Puis vint l’annonce du couperet : « tu sais, la librairie, c’est fini, Tonton va fermer mi-juin », m’annonce ma mère, laconiquement. Depuis mon exil parisien, les souvenirs se bousculent dans ma mémoire… 

   J’ai eu la chance de grandir dans l’amour du livre et de la lecture. Adolescente, quand je faisais mes devoirs, dès que j’avais une question, ma mère me renvoyait systématiquement au dictionnaire ou aux différentes encyclopédies qui trônaient dans l’imposante bibliothèque familiale. Certainement pas par flemme, et encore moins par ignorance, mais pour me donner les bons réflexes. Je dois reconnaître qu’avide d’une réponse facile et rapide, ça m’exaspérait à l’époque. Internet et Wikipedia n’existaient pas encore. Mais c’est grâce à ça que s’est forgé mon goût pour la littérature. Puis, évidemment, grâce à Tonton Gilou. Nous traînions souvent à la librairie, pas seulement pour récupérer nos listes scolaires à la rentrée, mais souvent aussi lors des signatures du samedi. Parfois lors de conférences littéraires, hors de ses murs. A chaque fois de belles découvertes, de belles rencontres. Puis, la vie m’a conduite sur d’autres chemins. Bonne élève, comme beaucoup d’entre nous, j’ai été dévoyée en filière scientifique, puis j’ai bifurqué vers les chiffres. J’ai « mal tourné », c’était la mode, j’ai suivi le mouvement. Il a fallu le retour au pays natal pour que mes premières amours se rappellent à mon bon souvenir. J’aimais descendre en ville, pousser la porte de la librairie, demander à un des aimables employés si M. Alexandre était présent, juste pour une petite visite, à l’improviste. Pas trop souvent, pas trop longtemps, car cet intermède, toujours agréable pour moi, était pris sur un planning de travail harassant pour lui. Il me recevait malgré tout, toujours avec le sourire, me laissant fureter parmi les ouvrages qui envahissaient son bureau, feuilleter son impressionnant livre d’or, répondant patiemment à mes questions, dénichant un livre rare qu’il savait pouvoir me plaire, me commentant les dernières nouveautés, me racontant la dernière blague en vogue. Après une bise rapide, je redescendais l’escalier en bois pour flâner dans les rayons du rez-de-chaussée, toujours à la recherche du dernier roman, du dernier essai ou du beau livre d’art qui rejoindrait ma déjà conséquente bibliothèque personnelle. Puis, satisfaite, je filais avec mon nouveau livre sous le bras, prendre un jus de fruits chez Jeannot, place de l’Enregistrement, derrière l’ancien Palais de Justice, actuel Centre Culturel Camille Darsières. J’ai enfin levé les yeux de mes tableaux de chiffres, et j’ai commencé à écrire, de temps à autres. La communauté des écrivains m’a immédiatement ouvert les bras, amicale, indulgente, sans me demander des comptes.
   Le livre tient une place d’autant plus importante dans ma vie qu’au-delà du privilège d’être issue d’une famille d’écrivains et de libraires, je suis aussi la fille d’un fils du petit peuple. Mon père est né à Coro, au Nord du Venezuela, en face de Curaçao. Imaginez une ancienne ville coloniale, au beau mitan de la Savane des pétrifications. Vous dire qu’il se levait à l’aube pour traire les chèvres, et que, pour améliorer le frugal ordinaire quotidien, il lui arrivait, enfant, de chasser des iguanes dans les mornes arides de la campagne environnante, suffit à décrire l’humble condition de ma famille paternelle. Elevé par sa grand-mère indigène, femme admirable qui ne savait ni lire ni écrire mais qui s’est battue pour que son petit-fils aille à l’école, mon père a dû rivaliser d’ingéniosité pour accrocher son modeste wagon au train de la connaissance. Et dans une enfance digne de celle du José de la Rue Cases-Nègres, où cet adolescent venu de nulle part, mais plus brillant que la moyenne, allait plus souvent que rarement se coucher sans dîner, c’est en poussant la porte d’un libraire qu’il a trouvé un des nombreux coups de pouces d’un destin hors du commun :
   « J’ai réussi à convaincre le libraire qu’il me vende à crédit les livres de cours dont j’avais besoin. Quelque chose de totalement inhabituel. Je crois que l’idée m’est venue en caressant la couverture des livres exposés à l’intérieur de la librairie. Je suppose que le libraire a été surpris par mon audace et la franchise avec laquelle je lui ai parlé. Nous ne nous étions jamais vus auparavant. Ma proposition fût de lui payer chaque livre à raison de 2 bolivares par semaine. Sa seule condition fût que chaque crédit ne porte que sur un seul livre à la fois. Je n’ai jamais trahi la confiance de cet homme qui ne s’est même pas donné la peine de vérifier mon adresse. »
   Mon père, récemment disparu, nous a laissé cette anecdote dans ses mémoires mais a emporté dans la tombe le nom de cet admirable libraire. Combien de libraires humanistes comme lui auront permis à des jeunes d’origine modeste de changer d’univers ? J’y pense à chaque fois que je pousse la porte d’une petite librairie de quartier. Celles-ci ferment aussi, à Paris comme au pays… « L’œil écoute », une des librairies fétiches de mes années étudiantes, a fermé ses portes l’an dernier, boulevard Montparnasse. « La Hune » a fermé en 2015, boulevard St-Germain, et a depuis été transformée en galerie d’art. Le pilier de la « Présence Africaine », éditeur historique de notre poète « national », tient le coup, rue des Ecoles, pour combien de temps encore ? La crise du livre est mondiale, et la flambée de l’immobilier parisien enfonce chaque année un peu plus les librairies indépendantes, dont le modèle économique est structurellement fragile. Certaines institutions de province semblent tenir davantage le coup, à l’image de l’admirable maison Mollat, découverte l’an dernier lors d’un séjour à Bordeaux. Et pendant ce temps, dans un silence entrecoupé de cliquetis sur des millions de claviers, l’empire faussement amazonien continue à étendre sa toile…
   En évoquant l’enfance laborieuse de mon père, je ne peux m’empêcher de penser à ces parents modestes des campagnes martiniquaises, qui descendaient en ville en taxi collectif pour préparer la rentrée des classes. Ceux que j’ai si souvent eu l’occasion de servir pendant mes stages d’étudiante à la librairie, pendant les grandes vacances. La librairie est en effet la première entreprise où j’ai travaillé. A mesure que la concurrence des hypermarchés se développait et que la guerre des prix faisait rage, je me suis souvent demandé pourquoi c’était les parents en apparence les plus modestes qui venaient déposer leurs listes scolaires en librairie.
Je me souviens particulièrement de cette femme, la bouche attachée, qui a laborieusement déplié une liste scolaire sortie d’un cabas déjà bien rempli, et me l’a tendue d’un geste raide, sans un mot ni un sourire. Selon un manège bien réglé, je me suis mise en mouvement tout de suite, parcourant l’ensemble des rayons du rez-de-chaussée ainsi que toute la réserve, à chacun des deux étages du dessus, dans un seul monté désann’ en pleine touffeur d’un mois de juillet, sans aucune climatisation, à l’époque, afin de lui ramener le livre qui manquait, et dont le titre était souligné sur la liste. Par manque de chance, la référence désirée n’était pas en stock, et c’est en sueur, haletante malgré la fraîcheur de mes 18 ans, que je revins vers ma cliente, lui bafouillant des excuses. Pendant que je reprenais mon souffle, elle me gratifia d’une toise carabinée, suivie d’un Tchip ! appuyé, qui retentit dans toute la librairie, avant de m’arracher des mains la liste et de tourner les talons dans le même balan. Seul le rire compatissant de Jeanine, l’employée fidèle qui m’épaulait au quotidien, me tira de ma stupeur. « Ne t’inquiète pas, va, tu finiras par t’habituer. » Bien sûr, l’immense majorité des clients étaient plus aimables. Mais je dois avouer qu’à ma grande honte, malgré les dictées créoles de ma tante Fanotte, et les proverbes savoureux de ma grand-mère Lorrinoise, j’avais souvent du mal à comprendre ce qu’on me demandait, et cela ne me facilitait pas la tâche. Le service au client est un exercice délicat, dans ces métiers où les parents stressés attendent un conseil sans faille, et où on s’énerve vite, quand on a piétiné toute la matinée dans la cohue de la rentrée. Alors quand en plus l’interlocuteur n’est pas très à l’aise avec le français, mais qu’il s’efforce de l’utiliser, dans ce temple de la connaissance, il n’est pas toujours facile de se comprendre. J’avais beau demander de répéter 3 fois, avec mon plus beau sourire, il me fallait souvent deviner ce qui était demandé. Par manque d’habitude, je n’osais pas mettre à l’aise le client en basculant vers le créole, ne sachant jamais s’il allait se sentir soulagé ou offensé. Mes collègues, plus aguerris, maniaient le « Madame, Tu… » sans complexe, et étaient d’autant plus réactifs face à la clientèle qu’ils ne passaient pas leur mois de juillet-août à écumer les soirées de Ti Baume Village, du Golf des Trois-Îlets et autres Inn Discothèque, contrairement à moi, qui somnolais parfois sur le comptoir, pendant les rares moments de répit. Donc je continuais à « grigner » bêtement et à cavaler dans les étages. J’ai mis du temps à prendre le pli…
   Un autre jour, un monsieur d’un certain âge, aussi digne que sec, le regard empreint d’un timide recueillement, me tendit lui aussi sa liste scolaire. Comme d’habitude, je me mis en branle pour réunir toutes les fournitures indiquées. Prise d’un doute, je revins vers mon client, qui patientait en silence au comptoir, pour lui demander, toujours avec mon plus grand sourire : « le cahier de 120 pages, vous le préférez relié ou en spirale ? », tout en lui indiquant du doigt la référence correspondante sur la liste. Au bout d’un long silence gêné, l’air perdu, il me répondit tout doucement, pas trop fort, pour qu’on ne l’entende pas : « Ba mwen sa ki ékri anlè liste la, souplé. » Et d’un coup, j’ai compris… J’ai compris pourquoi cet humble père de famille avait placé sa confiance en moi, pour déchiffrer cette liste à sa place, pourquoi il s’en remettait à nous plutôt que d’aller acheter moins cher dans les grandes surfaces, pourquoi il comptait sur nous pour que son enfant décroche cette mythique « réussite », promesse de l’école républicaine, dans l’espoir éperdu qu’il n’ait pas la même vie de labeur ingrat que lui... J’ai entendu, j’ai compris, et je lui ai donné le meilleur cahier pour son petit. Pas le plus cher, sinon le plus robuste, celui qui lui permettrait de tenir jusqu’au bout de l’année scolaire. Ce jour là, j’ai compris, et j’ai pensé à mon père et à son libraire… La librairie Alexandre n’était pas qu’un rendez-vous d’intellectuels. Quand la classe moyenne et la bourgeoisie éduquée se détournaient des commerces locaux pour aller acheter d’abord à Paris, puis sur internet, ce sont aussi les plus humbles qui lui ont permis de tenir le coup aussi longtemps. Aujourd’hui, c’est à eux que je pense, et aussi à mon arrière-grand-mère, Justa Perfecta Rojas (ça ne s’invente pas !), qui exigeait de mon père une page de lecture tous les soirs. Mon père la « couillonait » en lui lisant toujours la même. Je pense à eux et aussi à cette scène du film « Rue Cases Nègres », où Man Tine sort dépitée de l’ancien collège Ernest Renan, à deux pas de la librairie, après avoir appris que José n’a droit qu’à un quart de bourse accordé par la Colonie. José finira par s’en sortir. Pas les nombreuses petites entreprises locales qui meurent à la chaîne, avec ou sans bruit, prises en tenaille entre la concurrence internationale et, pour certaines, les impayés des collectivités publiques. L’annonce de la fermeture de la librairie Alexandre a provoqué dans l’opinion un grand émoi, certes sincère, mais vite balayé par l’immense, la cruciale, l’incontournable préoccupation du moment : le retour de la Mercury Beach en Martinique. Les débats font rage sur les réseaux sociaux, notre avenir collectif semble en dépendre, et la manifestation est même inscrite à l’ordre du jour de la plénière de la CTM du 5 juin. Autres temps, autres mœurs, singulières priorités… Comme chante Dominik Coco, « Soley san kilti, sa ka brilé lespri »… Pendant ce temps, les rayonnages se vident, au 29 rue de la République, cœur de l’En-ville…
   J’ai grandi dans cette librairie, cette librairie m’a fait grandir. A mon prochain séjour, ses volets seront définitivement fermés. J’irai alors prendre la blague avec mon oncle, et ensemble, sur sa véranda, nous regarderons les masques passer…

   Mikaella Rojas Fanon

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