À la suite de l’entretien donné par le ministre de l’Éducation nationale au Journal du dimanche le 25 octobre, une tribune rassemblant cent universitaires entreprend dans Le Monde de défendre ses propos sur l’« islamo-gauchisme » mais aussi sur le risque que représentent :
« les idéologies indigéniste, racialiste et “décoloniale” (transférées des campus nord-américains), « bien présentes » dans les universités et y « nourrissant une haine des “Blancs” et de la France. »
Cela sonne comme une litanie. Au cours des deux dernières années, généralement à l’automne, un groupe d’intellectuels et d’universitaires publie dans un quotidien ou dans un magazine un texte collectif mettant en cause l’emprise qu’aurait acquise au cours des dernières années, à l’Université et dans le monde intellectuel au sens large, une « nébuleuse » politique et idéologique se présentant sous les oripeaux de la science.
En novembre 2018, c’est sa « stratégie hégémonique » qui est mise en accusation dans Le Point. En décembre 2019, dans L’Express cette fois-ci et à l’instigation de Pierre-André Taguieff, les « bonimenteurs du postcolonial business » se voient reprocher de voir du colonialisme partout et de rechercher une « respectabilité académique » au sein de l’Université française.
Des simplifications politiques, historiques et intellectuelles
Il ressort de ces différents textes au moins trois points communs associés à cette « nébuleuse » :
« une emprise hégémonique » : la « matrice intellectuelle » (pour reprendre l’expression utilisée par Jean‑Michel Blanquer) en question serait dominante dans les sciences sociales françaises et aurait pris possession des universités et des grandes écoles.
L’institut d’études politiques de Paris (Sciences Po) s’est ainsi trouvé au cœur d’une polémique au mois d’août 2020 lorsque fut publiée sur son compte Instagram la liste des « lectures d’été » recommandées, dont plusieurs portaient sur la question de l’anti-racisme et du « privilège blanc » aux États-Unis.
Certains journaux ont alors pris le parti de fustiger ce choix comme étant au contraire une promotion pour des groupes véhiculant des propos « racialistes » ou « racistes« . Ce fut le cas, entre autres, de Valeurs actuelles, du Figaro-étudiant et de Marianne.
un projet anti-Occident : cette matrice aurait une cohérence propre, une homogénéité dont le propre serait d’essentialiser les identités, de vouloir tout genrer, racialiser, ethniciser dès l’instant que cela permet de mettre en cause les Blancs, les Européens ou les Occidentaux.
Une pensée étrangère : elle proviendrait des « campus nord-américains », véritables pourvoyeurs de pensées essentialisantes où les identités s’articulent à des « communautés » (de race, de genre, de sexualité, de confession, d’ethnicité etc.) selon un modèle « multiculturaliste ».
Parmi les nombreuses tribunes soulevant ces points, une phrase du polémiste Eric Zemmour résume l’idée générale. Il s’attaque au livre Les impostures de l’universalisme du militant et universitaire Louis-Georges Tin comme modèle du « substrat de l’idéologie qui règne aujourd’hui sur l’université française (venue d’Amérique) ».
Or ces partis pris et ces postures, souvent plus militantes qu’académiques, occultent une histoire intellectuelle plus longue et plus complexe.
Postcolonial, décolonial : comprendre les mots
Les mots « postcolonial » et « décolonial » apparaissent dans le milieu des sciences sociales respectivement au début des années 1980 et au début des années 1990, avant tout en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
Ils reflètent une pensée visant essentiellement à changer de regard pour tout à la fois constater la prédominance de la pensée politique, culturelle, économique et sociale du monde occidental et lui opposer d’autres grilles de lectures possibles.
S’ils ont depuis acquis un poids académique non négligeable dans de nombreuses parties du monde, y compris en Allemagne par exemple, ils occupent essentiellement en France une place médiatique et politique, mais leur enseignement est encore bien rare. Il l’est d’autant plus qu’il ne convient guère à l’organisation largement disciplinaire de l’enseignement supérieur en France alors que les études en questions sont largement pluri- et inter-disciplinaires.
On ne peut d’ailleurs pas mettre dans le même panier académique la très grande pluralité à l’œuvre dans le monde des études postcoloniales (surtout si l’on sort de France).
De même, certains des mouvements concernés peuvent fonder leur légitimité propre sur leur différence par rapport à d’autres courants généralement considérés comme totalement identiques. Ainsi, les études décoloniales se sont consciemment structurées autour du refus des références jugées trop « occidentales » des études postcoloniales.
Mais tous ces courants œuvrent au décentrement de la pensée et à la prise en compte des cultures et des pensées populaires. On pense ainsi aux Cultural Studies britanniques ou Subaltern Studies indiennes. Les chefs de file des Subaltern Studies, par exemple Ranajit Guha, ont proposé d’analyser des moments de l’histoire indienne à travers le regard des groupes les plus marginalisés ou les plus dominés comme les paysans, les intouchables, les femmes etc., à l’encontre des récits « colonialistes » ou « nationaliste » de cette même histoire.
Le propre des différents courants que nous avons mentionnés ci-dessus est de vouloir changer le regard porté sur la réalité en le rendant plus complexe, moins eurocentrique, moins hégémonique et moins élitiste.
La question de l’intersectionnalité, remise en cause par JM Blanquer, est ainsi un concept qui permet de dé-essentialiser, soit ne pas réduire à une seule catégorie, les individus et collectifs dont on discute/sur lesquels on porte un regard.
C’est d’ailleurs bien cet argument qui est mis en avant par le collectif un collectif de revues de SHS dans un texte collectif publié dans Le Monde du 4 novembre lorsque l’accent est mis sur le fait qu’elle est « précisément l’un des outils critiques de la désessentialisation du monde social ».
C’est grâce à ces concepts et à ces théories qu’il devient notamment possible de penser autrement le phénomène des décolonisations en ne les voyant pas uniquement comme des phénomènes de libération d’une domination politique, économique et militaire, mais aussi en les saisissant comme des processus plus longs impliquant également une « décolonisation de l’esprit ».
En effet, le colonial – comme régime de domination – a toujours impliqué, pendant le temps de l’occupation, une dévalorisation, voire une véritable entreprise de démolition des savoirs « indigènes » au profit des savoirs du colonisateur.
La prétendue origine nord-américaine
Il est impossible de limiter les approches critiquées dans ces tribunes à une origine nord-américaine.
Comme le soulignent les auteur·e·s de la contre-pétition « Pour un savoir critique et émancipateur dans la recherche et l’enseignement supérieur »
« cette “accusation” prêterait à sourire si elle ne sous-entendait pas que toute forme de réflexion s’inspirant et se nourrissant d’ailleurs serait par principe suspecte. »
Elle témoigne également d’une grande méconnaissance des mécanismes de circulation internationale des idées ainsi que de l’ampleur de la présence quasi-mondiale de ces études.
Article très profond qui met en lumière une réalité soigneusement cachée. Derrière le pseudo-universalisme français se cache une mentalité colonialiste.
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