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L'INTERVENTION DE JEAN BERNABÉ AU 1er CONGRÈS DES ÉCRIVAINS DE LA CARAÏBE

VARIATIONS POUR l’ÉCRITURE SUR LA TERRE ET LE MONDE
L'INTERVENTION DE JEAN BERNABÉ AU 1er CONGRÈS DES ÉCRIVAINS DE LA CARAÏBE

Connu comme l'un des plus éminents linguistes du créole, agrégé de grammaire française et docteur d'État en linguistique, Jean Bernabé a pénétré, ces dernières années, le domaine de la création littéraire. Il a déjà à son compteur 4 romans dont le quatrième, « Litanie pour le Nègre fondamental », vient de paraître aux éditions Mémoire d'Encrier au Québec (Canada). Invité au 1er Congrès des Écrivains de la Caraïbe, il y a fait la communication très remarquée ci-après...

Chers amis,

Je souhaite à travers cette courte intervention remettre en vigueur, sous un mode nouveau et avec des enjeux rénovés, la problématique de l’engagement. Je voudrais le faire bien au-delà du binôme simpliste qui traditionnellement oppose l’engagement (au sens existentialiste du terme) à l’art pour l’art (au sens que les poètes parnassiens français donnaient à cette expression). Pour cela, je souhaite rappeler que sans établir d’antinomie irréconciliable entre raison et émotion, il y a lieu, au contraire, de réunir ces deux notions sous une même rubrique, celle de l’intelligence. Je rappelle que cette dernière présente deux aspects conjoints : l’un d’ordre idéationnel et l’autre, d’ordre émotionnel. Je crois aussi que sans vouloir sombrer dans un idéalisme fumeux, il importe d’admettre – et, à cet égard, mon propos n’a rien de nouveau – que la fiction de l’écriture a une capacité de vérité plus grande que le réel extra-littéraire. Il me semble que c’est à ce prix que l’écriture caribéenne pourra trouver une pertinence maximale. Mais cette pertinence, n’est pas un donné, c’est le résultat d’une conquête. De ce point de vue, il me semble que les doubles métaphores de la Terre et du Monde sont assez parlantes. Elles entraînent, d’ailleurs, dans leur sillage les notions de créolisation et de mondialisation, deux processus dont l’utilisation est, de nos jours, particulièrement galvaudée. J’essayerai donc d’analyser, dans une démarche tout à la fois idéationnelle et émotionnelle, ce qui constitue l’essence de ces deux processus.

Créolisation et mondialisation entretiennent des relations complexes. Toute créolisation suppose une mondialisation, c’est-à-dire une mise en contact de plusieurs mondes. Mais la mondialisation ne débouche pas en soi sur un processus de créolisation. Elle ne le peut que si la mise en contact, qui peut n’être qu’idéationnelle, signifie aussi mise en relation, qu’il y ait ou non équilibre des termes de l’échange. Autrement dit, aucune mise en relation n’est possible sans le déclenchement d’un processus émotionnel.

Le philosophe Wittgenstein définit le monde comme étant « ce qui a lieu ». Cela signifie que le monde est non pas un « état de fait », mais une somme indéfinie d’événements. Il y a lieu d’opposer la réalité du Monde et celle de la Terre. La Terre-mère, qui fait de nous des autochtones, tandis que le Monde fait de nous des étrangers : étrangers à nous-mêmes et aux autres, notamment dans le cadre du processus qui le construit comme Monde, à savoir la mondialisation. Car, le Monde se décline au pluriel et la Terre au singulier. La Terre est non seulement particulière mais aussi singulière. Il y a plusieurs mondes réels ou possibles. La Terre est un étant, inscrite dans le particulier, le monde une entité, ouverte sur l'universel. Le lien à la terre est immédiat, tandis que la liaison au Monde est médiate, toujours médiatisée. La terre fait l’objet d’une appréhension immédiate tandis le monde peut être à l’infini une représentation de représentations. La Terre peut porter plusieurs mondes mais le monde (le cosmos) comporte une Terre spécifique. Dans le Monde, il y a peut-être, en effet, des terres homologues à notre Terre, tout comme il y a des individus différents (avec leurs particularités) relevant de la même humanité (universalité). La Terre n’en reste pas moins unique, douée d’ipséité, comme chaque conscience est unique, parce qu'elle est singulière. La Terre est concrétion, enracinement, réalité et le monde est abstraction, spéculation, virtualité. La Terre a une enveloppe matérielle et mentale (biosphère, noosphère) et le Monde n’a d’enveloppe que médiatique (médiasphère). La Terre court chaque jour davantage le risque d’être « mondanisée ». Mais il pourrait aussi se faire un jour, avec le progrès de la technologie, que le Monde soit « terraformé ». Le Monde peut être son contraire (c'est-à-dire immonde), la terre ne le peut pas. Elle est ou elle n’est pas. Il peut exister un Monde sans Monde : c’est précisément ce qui s’appelle le néant. Mais la Terre, elle, ne peut exister sans Terre. Le monde se prête à être un attribut, une essence tandis que la Terre est substance. Le terme « monde » donne d’ailleurs lieu à divers processus dérivationnels qui, en français, par exemple, produisent des effets divers (mondial, mondain) et qui recouvrent des réalités mentales diverses tandis que la Terre ne donne lieu qu’à des états, en l’occurrence affectifs (être atterré).

L’humanité, elle, est à l’articulation de la Terre et du Monde. La Terre est le lieu de la créolisation concrète, le monde celui de l’universalisation abstraite. De la même manière, l'humanisation diffère de l'hominisation tout comme la créolisation diffère de la mondialisation. La nature et les enjeux de la mondialisation sont en rapport avec des mutations technologiques (transports rapides, communication instantanée etc.). Dès lors, nous pouvons avoir le sentiment qu’il y a nécessité à garder un rapport à la Terre, un rapport qui, bien évidemment, trace les perspectives d’un éco-devéloppement que la mondialisation ne favorise pas de soi. Le rapport à la Terre et au Monde correspond à deux modalités énergétiques qui, selon moi, peuvent servir de métaphore respectivement à deux courants littéraires qui se sont développées dans les Antilles francophones, à savoir la Négritude et à la Créolité. Il s’agit, d’une part, de l’énergie magmatique et, d’autre part, de l’énergie fossile. La première, imprévisible, ne se soumet pas toujours à la gestion des hommes. La seconde, résultat d’une lente et longue accumulation, peut être soumise à une gestion programmée, ressortissant donc à la volonté humaine. La Négritude, dans sa version césairienne, antillaise donc, est volcanique. La Créolité, quant à elle, ressortit à l’énergie fossile. Le résultat d’une sédimentation anthropologique de près de 400 ans. Dans les deux cas, on a affaire à des forces considérables, dont il convient de prendre la mesure. Il est très important, dès lors, de savoir que l’écriture, en fonction de son projet ou de sa nécessité interne, utilise l’une ou l’autre de ces deux énergies dont les effets ne sont pas les mêmes du point de vue du développement de l’humanité. Il me semble que ces énergies n’opèrent pas en même temps, mais qu’elles correspondent à des moments historiques particuliers, sans que je sois en mesure, d’en préciser les caractéristiques et les contours.

La littérature caribéenne d’aujourd’hui gagnerait, me semble-t-il, à se donner comme cadre opératoire ce type de rapport aux sources énergétiques qui l’animent et permettent, dans le cadre d’un partage des histoires singulières, d’accéder à une émotion collective, génératrice d’une vérité humaine plus dense. L’exemple de Confiant revisitant de manière particulièrement surprenante et paradoxale le mythe duvalierien ou bien la mise en scène par moi d’un héros béké progressiste et révolutionnaire témoigne de cette plongée dans une identité-altérité que seule permet l’empathie émotionnelle, à l’opposé des certitudes idéationnelles.

Nous avons, redisons-le, la chance, au travers de l’idéologie de la Créolité – non pas dans une des ses versions frelatées et galvaudées, mais dans ses principes matriciels – de pouvoir mettre le doigt sur le défaut structurel de notre société qui, étant aussi son « péché originel », peut également devenir l’instrument de son « salut ». Non pas {post-mortem}, comme le postulent certaines religions mais dans le plein et le vif de nos existences d’êtres sociaux : il s’agit, on l’aura compris, du fossé relationnel établi entre deux sphères socioculturelles de nos sociétés : celles des colons d’une part, et des autres composantes, de l’autre (esclaves, divers autres migrants économiques, ainsi que leurs descendants respectifs). Ce fossé, sous le paravent de multiples mutations de surface, n’a fait que s’amplifier au cours des siècles. Nos psychismes ont emmagasiné au travers de leur stratification non seulement des mouvements tectoniques générateurs, en l’occurrence, du séisme culturel de la Négritude mais encore une puissante énergie fossile qui n’est autre que la Créolité. Si la première a – et cela était nécessaire – fait exploser le dôme du volcan, la seconde est, au contraire, une force de restructuration. Aussi ne devons-nous pas sous-estimer les vertus « socio-opératives » de cet extraordinaire « gisement émotionnel », ressource éco-culturelle de premier plan. Dans le monde contemporain d’où le sujet semble éliminé et où, en tout cas, il ne se sent aucune capacité d’action contre le système ; dans un univers où chacun se croit victime d’une main invisible qui orchestre, par finances interposées, une mondialisation chaotique et déstabilisante, il est possible que l’humanité naisse véritablement enfin à elle-même.

La mondialisation est, certes, irréversible mais il est grand temps de comprendre cette vérité, évidente pour qui ne veut pas se fermer les yeux : le changement des contenus et du sens de cet impitoyable processus-là peut être activé par un levier. Et ce dernier ne peut être mis en branle que par une dynamique culturelle pertinente et historiquement adéquate. Dans notre cas, ce levier n’est autre, redisons-le, qu’une certaine conception de la Créolité. Cela dit, la fenêtre est étroite. Elle ne doit pas être manquée. Conclusion : ou bien nous ajustons nos tirs comme il se doit ou bien nous partons en vrille dans le roulé-boulé d’une mondialisation sans-manman et sans fond. Je ne voudrais pas que mon propos puisse être interprété comme relevant des peurs millénaristes non plus que de la métaphysique du salut. Il n’empêche qu’Homo sapiens est à la croisée des chemins. À cet égard, il n’est pas indifférent que l’imaginaire de ceux qui font œuvre de création, notamment au plan littéraire, s’intéressent à accorder hominisation et humanisation. Par la même, je plaide, vous l’aurez compris pour un nouvel humanisme. Car si nous pouvons avoir « politiquement » une prise directe sur l’humanisation, nous devons admettre que tel n’est pas le cas pour ce qui est de l’hominisation, qui échappe totalement à notre volonté, sinon, dans le long terme, à nos œuvres. Pour autant, du moins, que la race humaine survive à sa déshumanisation en cours.

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