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LOTI, LE TUPUNA. POUR UNE ETHIQUE DE LA DIVERSITE*

de Riccardo PINERI
LOTI, LE TUPUNA. POUR UNE ETHIQUE DE LA DIVERSITE*

{Agis dans ton lieu, pense avec le monde} (Edouard Glissant).

Au début des années 1970, le buste en bronze de Pierre Loti, érigé en 1934 à l’initiative d’André Ropiteau par le sculpteur Philippe Besnard, avait été descellé et jeté dans la rivière de la Fautaua. Ce qui autrefois était mis sur le compte de l’alcool mais aussi de l’émergence des signes de xénophobie plus ou moins latents dans les sociétés postcoloniales, est devenu aujourd’hui, avec la répétition du même geste, un « acte culturel », justifié évidemment par la « juste lutte contre les symboles de l’oppression de la culture occidentale ». Comme les avions écrasés sur les tours de New York représentent le « détournement » de la technologie occidentale contre elle-même, le 4x4 rutilant devenu si évident dans le paysage polynésien, a été utilisé pour jeter la statue de l’écrivain à l’eau. La technologie est ici aussi mise au service de la barbarie. Ceux qui ont accompli le geste ce ne sont pas des « sauvages » mais des représentants de la nouvelle barbarie de l’ignorance, propre aux sociétés post-identitaires, exemples du demi-savoir, du savoir à moitié qui trouvent la légitimation de leur geste dans de formules creuses, intègres et intégristes, de « mots d’ordre » incantatoires (« colonialiste », « impérialiste »), fauteurs des pires désordres qui commencent toujours par la confusion des esprits. Au lieu d’opposer une nouvelle politique, fondée sur des bases tout autres par rapport aux valeurs concurrentielles et matérialistes de la société moderne, ces représentants de la « haine de l’Occident » imitent ses valeurs les plus conquérantes, tout en les désavouant. Le « vandalisme » mélange à la fois des références issues de la violence primitive pour qui l’hôte et l’adversaire, l’ami et l’ennemi sont si facilement interchangeables et la violence du ressentiment, qui a déjà aperçu la différence entre le bien et le mal et opte pour ce dernier.

La société polynésienne contemporaine connaît encore plus violemment qu’en Occident la crise des anciennes solidarités (communauté, religion, politique, famille, école). La barbarie du demi-savoir est nourrie depuis des nombreuses années par les mauvais conseillers occidentaux, elle est le signe de la crise que traversent toutes les sociétés et l’école aujourd’hui en est le miroir effrayant. La nécessaire remise en cause des références devenues trop rigides, a fait place à des nouvelles rigidités, au rejet de l’histoire, de la littérature, de la philosophie par ceux qui en ont reçu quelques rudiments, au profit de nouvelles idoles des « cultures asservies », associées aux solutions techniques pour « gérer le flux ». Ce mariage d’archaïsmes et des technicismes, ainsi que l’accusation portée par les intellectuels maohi sur les artistes « pédophiles » et « dégénérés », sur les écrivains « pollueurs de notre pureté» a scellé la nouvelle alliance des intellectuels indigènes et des maîtres occidentaux de la repentance, à l’affût chez Loti, chez Gauguin, chez Segalen des marques infamantes de la mentalité coloniale, pourfendant l’« esclavage missionnaire aux Gambier ». Ce qui en résulte est le « talibanisme tropical », forme de l’idéologie dominante aujourd’hui dans nos îles, mélange d’importation proprement ahurissant de lepénisme et de surenchère de la bonne conscience, de nationalisme étriqué et de rejet de l’autre. En Afghanistan, les étudiants intégristes se revendiquaient, il y a quelques années, de l’Islam pour détruire à la roquette les statues de Bouddha, représentant la culture de l’Autre, du bouddhisme qui a essaimé dans tout l’Extrême –Orient, fondant à la fois une philosophie religieuse et une culture originales. Le« talibanisme » diffus montre que la « culture » est devenue l’enjeu majeur de l’histoire contemporaine et que les guerres de religion ont fait place aux « guerres de culture » qui prétendent, comme dans l’exemple afghan, récrire l’histoire des peuples partant du « point zéro », du « Ground zero ». La relecture nécessaire de l’histoire est l’héritage de l’historicité elle-même, née en Occident depuis plus de deux mille ans, qui affirme que la mémoire des événements est susceptible de versions différentes, que le passé n’est pas un stock figé de traditions disponibles, un répertoire de mythes auquel on fait dire à peu près tout et son contraire, mais le lieu où la mémoire et l’oubli, la tradition et le sens du nouveau tissent leur dialogue et leur confrontation permanents. Les nouveaux historiens, gavés par l’esprit du ressentiment, ne cessent de vouloir faire rendre gorge au passé, en récrivant l’histoire du « point de vue postcolonial », quitte à justifier toutes les horreurs sous le sceau du point de vue de la victime. Depuis les années 60, avec le vaste mouvement de décolonisation de la planète, les revendications nationales s’appuient sur la logique victimaire, jetant les morts respectifs à la figure de l’autre, jouant la surenchère infinie du rôle de la victime. La lecture victimaire de l’histoire a permis l’émergence d’une nouvelle conscience des responsabilités collectives, la fin de la colonisation de la part des puissances européennes, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et en Amérique, la venue au premier plan du souci des « minorités » (femmes, homosexuels, handicapés), jusque là relégués à des rôles subalternes. Ce juste souci d’une autre lecture de l’histoire, rendu possible par l’exercice démocratique de la discussion et de la confrontation, a également fait émerger de nouvelles maladies des chaînes où le racisme est toujours celui des autres, la violence ne fait que répondre à une violence précédente, le Mal est toujours extérieur à soi et ne peut provenir que de l’Autre. La chaîne infinie de la vengeance a repris du service et la logique victimaire, le juste souci du faible et du vaincu, qui a trouvé ses origines dans la naissance historique du christianisme, se trouve ainsi dévoyée, mise à nouveau au service de la cause de la violence comme unique solution aux conflits de l’histoire, selon les mots bien connus de Chesterton, « le monde moderne est plein d’idées chrétiennes…devenues folles ».
L’invention de la tradition de la part des nouvelles nations nées de l’effondrement de l’ordre colonial, le mélange souvent inextricable des racines réelles et des fictions du désir et de l’imagination, a produit l’éclosion de nouveaux langages, des formes nouvelles d’expression artistique et littéraire, tout en laissant venir au premier plan aussi des certitudes identitaires, des nouvelles idoles qui semblent prétendre à nouveau au rôle de vérité absolue. Dans la foulée de ces revendications d’identité, est né dans l’aire francophone d’Afrique, la notion de « roman autochtone », qui pourrait s’entendre avec un sourire légèrement oximorique, comme dans la phrase « vieille jeunesse », signifiant que toute identité ne se conçoit que dans le rapport à son autre, que le devenir de l’esprit printanier pour les nations comme pour les individus est dans l’anticipation de la maturité à venir et que l’oubli de cela fait aussi partie du charme de l’innocence juvénile. Ce qui, traduit dans une formule plus pensante, implique que toute origine n’est pas une substance figée, mais le lieu travaillé par la différence, par son autre impliqué, comme le faisait remarquer Victor Segalen dans l’ Essai sur l’exotisme : « L’unité ne se représente à elle-même que dans la diversité ».

Le syntagme de « roman autochtone » fait plutôt signe vers le clin d’œil intéressé de la part de mauvais conseillers qu’à aucun moment n’interroge son sens paradoxal. Le « roman » est bien la forme par excellence de la Modernité en tant qu’elle résulte de la crise des identités anciennes, de l’épos primitif qui en confirmait l’immuable unité selon une harmonie préétablie. Il inaugure la crise des « patries » en tant qu’héritage stable et fixe de valeurs et de références, il implique la nécessité de la construction de l’identité de la part des écrivains et des créateurs, « hommes traduits », selon la définition du romancier anglais d’origine indienne Salman Rushdie, si familiers de l’exil, même lorsqu’ils ne perdent pas leur patrie d’origine, parce qu’ils savent faire entendre à l’intérieur de leur langue la dimension originaire d’étrangeté de l’être-au-monde.

Dans son Discours antillais (1981), Edouard Glissant attaque le « vieux syndrome du colonisé », qui veut reconstituer les identités fermées propres au discours colonialiste du XIXe siècle, mimant à travers le rejet le plus radical la même logique de l’enfermement ethnique et l’impérialisme de la différence. A l’universalisme dogmatique de la raison occidentale qui s’est développé au XIXe siècle sur le terreau des entreprises coloniales, les cultures postcoloniales répondent souvent par les mêmes erreurs : la volonté de substantialiser la culture, d’en faire un corpus figé de références absolues, de reconstruire artificiellement l’origine unique d’un peuple et d’une langue. Prenant ses distances avec le « tiers-mondisme » de Franz Fanon et avec le concept de « négritude » d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor, Glissant prône celle qu’il appelle, dans le Traité du Tout-monde de1997, l’ « identité en archipel » : « Notre identité ne se fonde plus sur une essence, elle conduit à la relation ». Le rejet du différentialisme de la part de Glissant, est motivé par une critique serrée de la notion d’ « identité culturelle », conçue comme une essence stable et « naturelle » que chaque peuple recevrait en propre. L’écrivain opère une rupture avec l’idée d’un peuple unique comme socle d’une nation, avec l’idée d’une communauté originaire source en droit et en fait de la nation. En septembre 2007, en réaction au "mur ministère" de l'Identité nationale et de l'Immigration, Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau publient le manifeste Quand les murs tombent, reprenant l’idée-force de Glissant de 2004 : « Nous devons construire une personnalité au carrefour de soi et des autres. Une identité-relation. » Toute la pensée récente de Glissant se veut la mise en œuvre d’un chiasme culturel entre les nations, dégageant la possibilité pour les cultures d’un espace « dialogique », où les cultures étrangères, la culture « haute », propre des sédimentations littéraires et la culture « basse », la culture populaire et la tradition orale, trouvent un essor nouveau dans une véritable reprise pensante des traditions. Il ne s’agit pas d’opposer banalement les mythes sur la naissance du blé ou du uru à Cervantès ou à Shakespeare, l’oralité de prétendues cultures spontanées et vivantes à l’écriture « morte » de la tradition occidentale, mais d’ouvrer pour un dialogue en archipel, comme Glissant l’affirme dans l’entretien avec Laura Adler en septembre 2005: « Je pense que la relation c’est l’autre forme d’universel, aujourd’hui. C’est notre manière à nous tous, d’où que nous venions, d’aller vers l’autre et d’essayer comme je dis souvent de se changer en échangeant avec l’autre, sans se perdre, ni se dénaturer. Et, je pense que sans cette révolution nous continuerons à souffrir les souffrances que le monde endure aujourd’hui. » La « diversité » que Glissant oppose à la dialectique fermée de l’identité et de la différence, veut faire entendre cette voix du devenir des identités, ce danger pour les cultures de se fermer sur un patrimoine prétendument acquis, au profit d’une logique de la rencontre qui prive la violence identitaire de ses repères théoriques et de ses justifications pratiques.

Entre les Dieux Anciens et les Nouveaux Créateurs, la littérature autochtone polynésienne affirme qu’il n’y a rien, rien qu’un héritage imposé par l’oppression coloniale plus ou moins déguisée qu’il s’agit d’effacer, rien que l’emprise de la « langue impérialiste » qu’il faut briser, par une écriture qui ne peut se définir qu’incomparable et absolument originale, sous les clins d’œil intéressés et applaudissants des conseillers en pamoison. Rarahu, idylle polynésienne de 1880 qui prendra plus tard le titre Le mariage de Loti est le roman du passage de la société tahitienne des Temps anciens au nouveau monde issu de la réalité coloniale. Voir dans ce roman l’apologie de l’esprit colonial, vouloir ici aussi comptabiliser les « vainqueurs » et les « vaincus », cela revient à regarder l’histoire avec le viseur du taliban, pour faire rentrer dans la boîte de la perspective monoculaire la complexité de l’histoire des êtres. L’« exotisme » chez Pierre Loti, avant d’être une tare de l’esprit colonial, est le constat tragique, inlassablement figuré par l’écrivain dans des multiples géographies, d’une parenthèse offerte par l’amour, un voile que les amants partagent et qui masque pour un temps l’échec et la solitude. L’idylle est alors le nom propre, pour Julien Viaud dit Loti, de ce temps en suspens qui est légué aux êtres, à la fois comme richesse et illusion ; la littérature ce nom d’un temps suspendu qui sauve les images éphémères et transitoires du monde.
S’écartant délibérément du clin d’œil et de la vision monoculaire, la littérature nous apprend à regarder, elle nous apprend à lire. Par rapport au regard de survol des historiens et des lettrés postcoloniaux qui prétendent regarder par la fenêtre et se voir en même temps passer dans la rue, le romancier Pierre Loti nous rend la réalité charnelle des êtres éphémères que nous sommes, insérés comme des étrangers dans l’histoire. Il ouvre des fenêtres sur des horizons communs, attentif à la finitude des êtres, plus fondamentale que toute appartenance culturelle. C’est la notion de « personne » de sujet ouvert au rapport à un Dieu personnel qui a rendu possible l’émergence éthique, le choix librement assumé de valeurs qui m’obligent envers l’autre, qui changent les signes prétendument étrangers en « patrimoine commun ». L’histoire commune des nations, legs de la culture contemporaine vivante, s’éprouve dans une communauté d’intérêts pour ce qui a été, pour une « histoire-monde » où viennent se confronter et se mesurer la mémoire pensante de la Shoa, la traite des esclaves, la mise à sac de Rome en 445. Il devient enfin possible une « autre histoire » du monde, bien plus originaire aux yeux des intellectuels que tout différend et opposition dérivée, comme le rappelait Albert Camus dons son Discours de Suède : « Celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous ». En ce sens tout véritable créateur est un ancêtre pour des hommes à venir, plutôt qu’un témoin orgueilleux de l’actualité ; toute nation se constitue dans le partage assumé de l’histoire commune de l’humanité. C’est cette réalité de l’ouverture que la barbarie fière d’elle-même des demi-doctes et l’ignorance fautive veulent tout le temps refermer.

Riccardo PINERI
Hamoa, Raiatea

*Ce texte avait paru sous une version plus circonstancielle dans le journal Les Nouvelles de Tahiti du 12 décembre 2009 et dans la revue Confluence n°2, janvier 2010.

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