Accueil
Aimé CESAIRE
Frantz FANON
Paulette NARDAL
René MENIL
Edouard GLISSANT
Suzanne CESAIRE
Jean BERNABE
Guy CABORT MASSON
Vincent PLACOLY
Derek WALCOTT
Price MARS
Jacques ROUMAIN
Guy TIROLIEN
Jacques-Stephen ALEXIS
Sonny RUPAIRE
Georges GRATIANT
Marie VIEUX-CHAUVET
Léon-Gontran DAMAS
Firmin ANTENOR
Edouard Jacques MAUNICK
Saint-John PERSE
Maximilien LAROCHE
Aude-Emmanuelle HOAREAU
Georges MAUVOIS
Marcel MANVILLE
Daniel HONORE
Alain ANSELIN
Jacques COURSIL

Mamadou Diouf : “L’identité noire ne se résume pas à la traite”

Mamadou Diouf : “L’identité noire ne se résume pas à la traite”

Même si elles ont bouleversé les sociétés africaines, la traite et la colonisation n’ont finalement constitué qu’un bref épisode dans l’histoire du continent. Pour l’historien sénégalais Mamadou Diouf, les cultures ont su se réinventer sans perdre leur essence. Entretien extrait de L'Atlas des Afriques, un hors-série de La Vie et du Monde, disponible en kiosque ou à commander en ligne.

En quoi la traite négrière (XVIe-XIXe siècle) et la colonisation ont-elles transformé les modes de vie des sociétés africaines de cette époque ?

Traite et colonisation sont des moments importants de rupture pour l’Afrique. Elles ont transformé aussi bien la géographie économique que les cadres politiques du continent. Avant le développement du commerce des esclaves, les échanges commerciaux, culturels étaient contenus à l’intérieur du continent, sauf aux lisières du Sahara/Sahel, en Afrique du Nord et sur les régions arabe, indienne et persane de l’océan Indien. Après la traite, un basculement s’est opéré : en raison de l’interaction avec les Européens et de leur entrée dans une nouvelle économie mondiale, l’économie atlantique, les sociétés côtières africaines ont gagné en puissance. Elles sont devenues les vecteurs les plus importants de l’organisation, nouvelle et durable, des économies africaines, rendues de plus en plus dépendantes de la demande externe au continent. Cette conjoncture est caractérisée par ce que le philosophe congolais Valentin-Yves Mudimbe appelle la « structure coloniale », dont les trois éléments sont : la conquête territoriale ; l’incorporation des économies africaines à celles des métropoles et la réformation de l’esprit indigène (The Invention of Africa, 1988).

Certaines sociétés africaines ont-elles réussi à tourner à leur avantage la longue période de la traite ?

Dans son livre Africa and Africans in the Making of the Atlantic World, 1400-1680 (Cambridge University Press, 1992), l’historien américain John K. Thornton montre que les Africains n’ont pas uniquement été les victimes de la traite. Certaines sociétés ont pu, à cette occasion, créer une base économique et militaire qui leur a permis de donner naissance à des royaumes esclavagistes puissants – tels les royaumes wolofs du Walo, du Cayor et du Baol, nés de la dislocation du royaume du Dyolof sous l’effet de la présence européenne –, capables parfois d’imposer eux-mêmes les termes du commerce atlantique aux Européens.

La colonisation s’est heurtée à de vives résistances. Quelles ont été les plus marquantes ?

On peut aujourd’hui lire ces résistances protéiformes en prenant le pouls de l’Afrique moderne et en identifiant les héros de chaque communauté. La plupart d’entre eux se sont battus lors de résistances qui ont joué un très grand rôle dans les idéologies nationalistes des années 1950-1960. Lat Dior (1842-1886), héros national des Sénégalais, s’est opposé avec force à la mise en place d’une liaison ferroviaire entre Dakar et Saint-Louis et à l’implantation de l’arachide. El-Hadj Omar (1797-1864), fondateur de l’Empire toucouleur sur le territoire des actuels Guinée, Sénégal et Mali, a levé une armée contre les forces coloniales françaises, un combat poursuivi par son fils Ahmadou Tall (1833-1898), qui tenta de fédérer les musulmans de la région. L’almamy Samori Touré (v. 1830-1900), résistant à la pénétration coloniale de l’Afrique occidentale, a dirigé une révolte dans les régions entre la Guinée et la Côte d’Ivoire. Citons aussi les animateurs du mouvement Mau-Mau au Kenya (1952-1956) ; le prince Louis Rwagasore (1932-1961) du Burundi… Après la conférence de Berlin en 1885 (voir page 82), les États européens sont parvenus, dans une certaine mesure, à assurer leur domination territoriale et politique sur l’Afrique. Cependant, les sociétés « égalitaires » constituées en villages sans autorité centrale ont été plus difficiles à soumettre. En effet, dans le cas des États centralisés, la défaite militaire entraîne la signature d’un traité ; dans celui des sociétés où la chefferie est plus floue, signer un traité ne rime à rien. Les Diolas de la Casamance, par exemple, ont résisté jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Ce fut le cas du peuple de l’Indénié en Côte d’Ivoire, des Sérères au Sénégal, des Samos, des Markas, des Bobos en Haute-Volta. Et de bien d’autres.

Ces sociétés africaines n’ont pas toujours résisté de façon frontale…

En effet, elles ont été capables de se réorganiser à partir de leurs propres principes en empruntant aux situations imposées par la colonisation. C’est ce que les historiens appellent les « résistances passives ». Les Mourides, une confrérie soufie du Sénégal, par exemple, ont utilisé l’islam et le produit par excellence de l’économie coloniale, l’arachide, pour s’ouvrir des espaces d’autonomie et de gestion locale.

Comme historien, j’estime qu’une des plus grandes créations des Africains est d’avoir su réinventer l’islam et le christianisme, et de continuer à le faire. 

À l’exception de l’Algérie et de l’Afrique du Sud, la colonisation européenne a duré moins d’un siècle. Comment expliquez-vous que l’histoire millénaire de l’Afrique soit réduite à la traite et au colonialisme ?

Dès les indépendances, une discussion s’est engagée parmi les historiens africains : comment mesurer l’impact de la colonisation sur les sociétés d’Afrique ? Tous sont tombés d’accord pour dire que la colonisation n’a pas duré très longtemps. Selon le Nigérian Jacob F. Ade Ajayi (1929-2014), les Africains sont restés dans une trajectoire culturelle non entamée par la colonisation. Dès le début des années 1960, il qualifie le colonialisme d’« épisode dans l’histoire de l’Afrique ». Quant à l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo (1922-2006), il parle de la « parenthèse coloniale ». Il y a donc l’idée que l’accession à l’indépendance est aussi une « renaissance culturelle ». On revient à sa culture parce qu’elle n’a pas été entamée par la colonisation. Et même si elle a pu l’être, cette culture peut renaître et se renouveler. Pour ces intellectuels, l’Histoire est le produit de transactions qui transforment une culture sans dissoudre son essence. Comme historien, j’estime qu’une des plus grandes créations des Africains est d’avoir su réinventer l’islam et le christianisme, et de continuer à le faire. Les Africains ont tenu compte de leur spiritualité originelle et de leur environnement. Ils n’ont pas reproduit ces religions mais les ont largement recréées. Autres exemples : le français et l’anglais sont désormais des langues africaines recréées. Même chose avec l’économie informelle : les Africains ont inventé un système économique inédit.

Quelle est selon vous la part de responsabilité des Africains dans cette longue période de traite et de colonisation ?

Comme toute société humaine dominée, les élites africaines ont essayé de s’allier avec les colons pour pouvoir exister et se défendre. Après la défaite de 1940, les Français ont participé, avec Vichy, à la mise en place de la domination allemande. La défaite des sociétés africaines ne tient pas au fait que les Africains étaient des collaborateurs – il y en a toujours, dans chaque histoire –, mais à un faisceau de paramètres. Les sociétés africaines étaient alors le produit de très nombreux réseaux sociaux, ethniques, religieux, économiques et politiques qui étaient agglomérés, construisant des espaces géopolitiques flexibles, avec des communautés qui coopèrent, d’autres qui se battent, etc. Penser l’Afrique de cette époque comme s’il s’agissait d’une seule et même communauté est une idée fausse.

La traite négrière est-elle toujours un élément constitutif de l’« identité noire » et du regard porté sur l’Afrique ?

La traite et la colonisation définissent cette identité noire, mais les deux ne la définissent pas exclusivement. Si vous lisez toute la littérature africaine, vous y trouverez le produit de cette histoire précoloniale qui montre que l’Afrique s’est très tôt inscrite dans la condition humaine, depuis le début et jusqu’à aujourd’hui. C’est pourquoi les grands penseurs noirs – comme le sociologue, historien et écrivain afro-américain W.E.B. Du Bois (1868-1963), le poète, écrivain sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001), et bien d’autres – considèrent que l’Histoire n’est pas linéaire – « l’Histoire comme progrès », comme le pensent certains Européens –, mais qu’elle est, au contraire, cyclique. On peut être en bas, puis en haut, puis monter, redescendre, remonter, etc. Ainsi, l’Afrique était-elle en haut à l’époque de l’Égypte ancienne, qui était maîtresse du monde. Et si l’Afrique paraît aujourd’hui être en bas, elle pourrait nous surprendre et retrouver une place tout en haut.

Né en 1951 à Rufisque, au Sénégal, Mamadou Diouf est docteur en histoire. Ses recherches portent sur l’histoire politique, sociale, urbaine et intellectuelle de l’Afrique coloniale et postcoloniale. Après avoir enseigné à l’université Cheikh-Anta-Diop, à Dakar, il rejoint en 2000 l’université du Michigan, à Ann Arbor, aux États-Unis, puis, à partir de 2007, l’université Columbia, à New York, où il prend la direction de l’Institut d’études africaines de l’École des affaires internationales et publiques. Mamadou Diouf est également professeur invité à l’École des affaires internationales de Sciences-Po, à Paris. Il est l’auteur d’uneHistoire du Sénégal (Maisonneuve et Larose, 2001) et du Kajoor au XIXe siècle. Pouvoir ceddo et conquête coloniale (Karthala, 2014).

Connexion utilisateur

CAPTCHA
Cette question sert à vérifier si vous êtes un visiteur humain afin d'éviter les soumissions automatisées spam.