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Pensée critique latino-américaine : de la philosophie de la libération au tournant décolonial

Pensée critique latino-américaine : de la philosophie de la libération au tournant décolonial

Cet article est une introduction à la pensée critique latino-américaine, de la philosophie de la libération au tournant décolonial proposé par le groupe de recherche pluridisciplinaire Modernité/Colonialité. Dans un premier temps sont présentées les principales contributions de la philosophie de la libération en tant que pensée critique latino-américaine. Est abordée ensuite la question de la pertinence actuelle des motivations et des inquiétudes initiales de la philosophie de la libération, ainsi que la pertinence de ses thèses et de ses principales catégories. Puis sont présentées les principales critiques adressées à ce courant de pensée en quarante ans d’existence. Enfin est introduit le tournant décolonial du groupe Modernité/Colonialité. L’accent est mis sur la notion de pluriversalité que proposent les penseurs critiques latino-américains présentés dans cet article.

Dans un premier temps, nous présentons les principales contributions de la philosophie de la libération en tant que pensée critique latino-américaine. Les philosophes latino-américains de la libération ont revendiqué la contextualisation de la philosophie. En conséquence, la question qui s’impose de nos jours – étant donné les changements historiques qui, depuis les années 1970 jusqu’à nos jours, se sont produits dans le monde entier ainsi que le nouveau contexte caractérisé par la globalisation et la crise de la modernité – est celle de la vigueur actuelle des motivations et des inquiétudes initiales de la philosophie de la libération d’une part, et des thèses et des catégories principales de ce courant de pensée, d’autre part. Nous abordons ensuite la question de l’actualité de la philosophie de la libération. Puis nous présentons les principales critiques qui, après quarante ans d’existence, lui ont été adressées. Enfin, nous introduisons une nouvelle perspective de pensée critique en Amérique latine : celle du groupe pluridisciplinaire Modernité/Colonialité. Les travaux et réflexions de ce groupe reprennent certaines des inquiétudes et motivations initiales de la philosophie latino-américaine de la libération. Ils proposent néanmoins une approche nouvelle ainsi que de nouveaux concepts capables de prendre en compte la situation et les défis actuels.

Naissance et origines de la philosophie de la libération

2La philosophie de la libération est née en Amérique latine dans les années 1970 et a été, dès son origine, un mouvement collectif, résultat du travail de différents penseurs. Elle a été ainsi marquée par une profonde hétérogénéité et des divergences internes, ce qui nous permet de parler de l’existence d’une pluralité de courants à l’intérieur même du mouvement.

3Pris dans leur ensemble, les penseurs qui ont développé ce courant de pensée critique partagent la conviction que, pour parvenir à une philosophie authentique et originale, l’Amérique latine avait besoin d’un double processus de libération. Les nouvelles sciences sociales latino-américaines avaient montré le caractère essentiellement structurel de la dépendance, de sorte que la libération était d’abord comprise comme une rupture avec le système de dépendance. D’autre part, la libération de la dépendance impliquait également une décolonisation intellectuelle, c’est-à-dire une rupture avec les traditions de pensée académique, considérées par ces auteurs comme complices et collaboratrices de la domination historique. Les philosophes de la libération ont ainsi affirmé la philosophie en tant qu’instrument de libération et revendiqué la libération de la philosophie même, et des autres formes de connaissance. Une philosophie ainsi comprise devait – selon ces auteurs – être une philosophie « inculturée » dans le contexte de l’Amérique du Sud. Aussi les philosophes de la libération ont-ils repris de manière inédite la question – ouverte par Juan Bautista Alberdi en 1837 – de la constitution d’une « philosophie américaine », revendiquant une philosophie replacée dans son contexte, resituée dans la réalité sociale, culturelle, politique et historique des pays latino-américains.

4L’affirmation d’une philosophie latino-américaine (africaine ou asiatique) semble être perçue en Occident comme étant nécessairement signe de provincialisme essentialiste et de rétrécissement culturaliste antieuropéen. Or la critique de l’eurocentrisme et la recherche d’autres formes de pensée par certains courants de pensée critique – dont la philosophie de la libération et le groupe Modernité/Colonialité en Amérique latine, mais également Aimé Césaire et Édouard Glissant – loin de représenter des fondamentalismes tiers-mondistes qui sacralisent les particularismes ou un idyllique passé pré-européen, constituent au contraire des propositions transmodernes pour un universalisme authentique, concret et pluriversel.

La question de l’actualité de la philosophie de la libération

5La situation d’asymétrie et de dépendance qui entoura la naissance de la philosophie de la libération dans les années 1960 et 1970 s’est accrue au cours des dernières décennies. La tâche de la pensée critique latino-américaine est, de nos jours, aussi nécessaire que dans les années 1970 et, par conséquent, la philosophie de la libération est aujourd’hui aussi en vigueur – voire plus – qu’à ses origines. Cependant la persistance de la pauvreté, de la dépendance et de la colonialité ne suffit pas, à elle seule, à affirmer la pertinence actuelle de la philosophie latino-américaine de la libération [Scanonne, 2003 ; Sánchez, 1999, p. 33].

6En effet, la situation en Amérique latine et dans le monde entier a changé par rapport aux décennies précédentes. D’une part, le nouveau contexte – caractérisé aujourd’hui par la globalisation et la crise de la modernité – nous oblige à repenser certaines des catégories utilisées dans les années 1970 par les philosophes de la libération qui semblent, de nos jours, être devenues inefficaces ou obsolètes : la culpabilisation des métropoles et du centre comme seuls responsables de la pauvreté des pays périphériques, l’opposition de binômes (totalité/extériorité, centre/périphérie, domination/libération), le choix prioritaire des pauvres, la foi dans les réserves morales, épistémiques et révolutionnaires du peuple et des victimes, la considération des intellectuels comme prophètes au service de la conscientisation du peuple. D’autre part l’apparition, à partir des années 1980, de différents paradigmes théoriques qui ont remis en question certaines des affirmations fondamentales de la philosophie de la libération, nous oblige à repenser celle-ci à la lumière des critiques – internes et externes – qui lui ont été adressées. Finalement, la philosophie de la libération a revendiqué une éthique universaliste, participant ainsi de certains des fondements principaux de la modernité. Une philosophie de la libération aujourd’hui doit donc prendre en compte également le fait de la crise de la modernité et répondre aux problèmes théoriques et pratiques posés par la postmodernité.

7Nous considérons que ces faits invalident – ou du moins rendent problématiques et imposent une révision autocritique – certaines des thèses centrales des premières formulations des philosophies de la libération. La pertinence actuelle de la philosophie de la libération est par conséquent mise en question. Et nous pensons que l’actualité de la philosophie latino-américaine de la libération viendra de sa capacité d’adaptation au nouveau contexte de globalisation et de crise de la modernité comme de sa capacité à réaliser un travail d’autocritique approfondi.

Critiques et actualisations à l’intérieur de la philosophie de la libération

8Plus de quatre décennies après son apparition en Amérique latine, la question de l’actualité de la philosophie de la libération s’est imposée à l’intérieur même du groupe de philosophes qui avait fondé le mouvement dans les années 1960. Aussi, afin de mener une réflexion sur cette question, les principaux membres et fondateurs se sont réunis en novembre 2003, au cours des VIIIe Journées Internationales Interdisciplinaires sur le thème « Liberté, Solidarité, Libération » [Michelini, 2003].

9Quant à l’évolution intérieure de la philosophie de la libération pour s’adapter au nouveau contexte socio-politique, l’effort du philosophe argentin Enrique Dussel – l’un des principaux fondateurs et représentants de la philosophie de la libération – a été l’un des plus notoires. Dans un article récent publié dans l’ouvrage collectif Coloniality at large, l’auteur affirme qu’un programme de recherche comme la philosophie de la libération sera positif s’il est capable d’intégrer anciens et nouveaux défis. Dussel reconnaît que le « noyau dur » de la philosophie de la libération a été partiellement critiqué [par Horacio Cerutti, Ofelia Schutte et Karl-Otto Apel, entre autres]. Elle a pourtant, selon lui, su répondre de manière créative aux critiques et peut donc faire face aux défis du nouveau contexte [Dussel, 2008, p. 346].

10En réponse à certaines critiques adressées de manière récurrente à ce mouvement, l’auteur affirme que « le philosophe de la libération ne représente personne et ne parle pas au nom des autres [des victimes] » [Dussel, 2008, p. 342]. En ce qui concerne l’utilisation de concepts binaires, il écrit :

Les dualismes simplistes – centre/périphérie, développement/sous-développement, dépendance/libération, exploiteur/exploité, tous les niveaux de genre, classe ou race qui fonctionnent dans la bipolarité dominant/dominé, civilisation/barbarie, principes universels/incertitude, ainsi que totalité/extériorité – doivent être surmontés (overcome) s’ils sont utilisés d’une manière superficielle ou réductrice. Mais surmonter (overcome) n’implique pas « décréter » (« to decree ») son inexistence ou son inutilité (uselessness) épistémique. Au contraire, […] ces catégories binaires dialectiques doivent être replacées à des niveaux concrets de plus grande complexité et être articulées à des catégories médiatrices au niveau micro. Néanmoins, supposer qu’il n’y a ni dominants ni dominés, ni centre ni périphérie et ainsi de suite, c’est tomber dans une utopie dangereuse ou une pensée réactionnaire. Il est temps, en Amérique latine, d’avancer vers des positions plus nuancées, sans le fétichisme ou le terrorisme linguistique qui, sans preuve particulière, caractérise de « vieillottes » (antiquated) ou d’« obsolètes » les positions qui sont exprimées dans un langage que le locuteur (speaker) n’apprécie pas. [Dussel, 2008, p. 343].

11Nous estimons également intéressant au sujet de l’actualité de la philosophie de la libération le fait que son Éthique de 1998 introduise – par rapport à sa première proposition d’une Éthique de la libération en 1973 – les questions de l’exclusion et de la globalisation comme caractéristiques fondamentales du nouveau contexte auxquelles la philosophie doit répondre. De plus, Dussel répond également au sujet de la crise de la modernité en contrecarrant les positions postmodernes et celles qui revendiquent une continuation acritique de la modernité. Il revendique ainsi un universalisme authentique qui se situe, à la fois en regard à l’universalisme abstrait et monologique de la modernité eurocentrée et, à la fois, à l’alternative postmoderne d’un relativisme absolu. L’universalisme que défend l’Éthique de la libération va de pair avec une critique implacable de l’euro centrisme qui, cependant, n’implique pas un renfermement culturaliste.

12Nous pensons que ce philosophe continue à affirmer l’actualité et la vigueur présente de ce mouvement et qu’il a su modifier les propositions initiales de la philosophie de la libération à la lumière des nouveaux défis, ainsi que des réflexions internes, dialogues et critiques.

Critiques et actualisations extérieures à la philosophie de la libération

13Les critiques externes à la philosophie de la libération proviennent principalement des auteurs postmodernes et postcoloniaux [Beorlegui, 2003, 2004, 2006 ; Samour, 2007], auteurs pour qui une partie des thèses principales de la philosophie de la libération est devenue obsolète si bien qu’elle doit se reconstituer sur des bases théoriques et pratiques différentes. Sans omettre ces limites et d’éventuels réductionnismes, nous considérons que les critiques et contributions de ces différents courants critiques par rapport à certaines thèses fondamentales de la philosophie de la libération sont enrichissantes et fournissent des éléments clefs pour une rénovation de la pensée critique latino-américaine.

La critique postmoderne aux philosophies de la libération

14La postmodernité fait irruption dans le panorama philosophique latino-américain autour des années 1980. Parmi les plus fermes défenseurs de la pertinence des thèses postmodernes pour comprendre l’espace latino-américain1, on compte le Colombien Santiago Castro-Gómez pour qui la postmodernité n’est pas un phénomène purement idéologique mais un changement de sensibilité, perceptible dans les régions centrales d’Occident comme dans les régions périphériques. Le propos de Castro-Gómez est de montrer que la postmodernité n’est pas un simple piège aliéné, aliénant, et complice de la domination dans lequel seraient tombés certains intellectuels soucieux d’importer en Amérique latine les derniers courants de pensée en vogue en Occident, mais un état généralisé de la culture, présent en Amérique latine tout comme en Occident.

15En ce qui concerne l’actualité de la philosophie de la libération, Castro-Gómez amorce le débat avec trois questions [Castro-Gómez, 1995 ; Castro-Gómez, 1996]. La première porte sur le type de transformations sociostructurelles qui ont hâté le vieillissement des catégories philosophiques, sociologiques et théologiques des discours libérationnistes en vogue les années précédentes. La deuxième, sur la possibilité de récupérer, pour un diagnostic contemporain des sociétés latino-américaines, certaines des contributions des discours libérationnistes. La troisième, enfin, sur la nécessité de réfléchir au type de réajustement catégoriel nécessaire pour consolider une nouvelle perspective de pensée critique en Amérique latine [Castro-Gómez, 1996, p. 16].

  • 1 Enrique Dussel a répondu aux critiques de Santiago Castro-Gómez dans son article « Philosophy of Li (...)

16Castro-Gómez propose ainsi de reprendre la question que Horacio Cerutti avait posée en 1979 [Cerutti, 1979] et de repenser les possibilités et les limites d’une philosophie latino‑américaine de la libération dans le nouveau contexte à partir des années 1980. Castro‑Gómez reconnaît les importantes contributions des philosophes de la libération en ce qui concerne la critique de l’eurocentrisme de la modernité. Cependant, il considère que le choix prioritaire des pauvres, défendue par les penseurs libérationnistes, risque de se transformer en une simple inversion des rôles, substituant au point de vue monologique des conquistadors celui des subalternisés et des dominés. Il en est ainsi – selon cet auteur – parce que les réflexions des philosophes et des théologiens de la libération s’appuyaient, d’une part, sur l’affirmation de l’impérialisme comme seul et unique coupable de la pauvreté des nations latino-américaines et, d’autre part, sur la foi dans les réserves morales et révolutionnaires du peuple. Pour Castro-Gómez, cette absolutisation de l’extériorité de l’Amérique latine risque de « répéter la tentation de convertir la raison en irrationalité » [Castro-Gómez, 1996, p. 45]. Afin d’éviter cela, Castro‑Gómez défend un paradigme de la diversité et de l’hétérogénéité, capable de dépasser les schémas dualistes d’interprétation, eurocentristes comme tiers-mondistes. S’inspirant des penseurs postmodernes occidentaux, Castro-Gómez propose l’utopie postmoderne d’un monde polycentrique (du point de vue économique et politique) et pluraliste (du point de vue culturel)1.

Les critiques et contributions du postcolonialisme et des Études Subalternes

17Le postcolonialisme fait irruption en Amérique latine durant les années 1990, où nous trouvons une certaine réception des travaux initiés par des intellectuels des « Études Subalternes » (Subaltern Studies) et notamment par les trois principaux théoriciens du postcolonialisme : Edward Said, Homi Bhabha et Gayatri Spivak. Cependant les réactions des intellectuels latino-américains face à l’application des théories postcoloniales à l’Amérique latine ont été diverses. Certains auteurs considèrent que cette théorie reflète une situation particulière – celle des ex-colonies anglaises – qui n’est pas applicable au cas latino‑américain, tandis que d’autres affirment – à des degrés divers – la possibilité d’appliquer ou de tirer profit de certaines de ces contributions pour la réflexion critique latino-américaine [Toro, 1997 ; Toro, Toro (ed.), 1991 ; Castro-Gómez, Mendieta (ed.), 1998]. Le sémioticien argentin Walter Mignolo distingue les discours postmodernes (européens/occidentaux) et postcoloniaux (situés dans l’héritage colonial britannique) des « théories postoccidentales », c’est-à-dire des critiques contre-modernes provenant de manière spécifique de l’héritage colonial hispanique. En conséquence, il ne s’agit pas d’exporter le modèle postcolonial indien aux autres régions périphériques mais de voir si on peut trouver en Amérique latine des théoriciens qui – de manière analogue au travail des postcoloniaux indiens – ont critiqué le colonialisme à partir de l’héritage colonial hispanique. La contribution de l’Amérique latine aux débats postcoloniaux impliquerait ainsi une reformulation de la théorisation postcoloniale à partir de l’originalité théorique de la pensée latino-américaine.

18En Amérique latine, les théoriciens postcoloniaux ont développé une critique du colonialisme qui se différencie de manière substantielle des récits anticoloniaux précédents. En effet, les narrations colonialistes étaient articulées à des espaces traditionnels d’action et donc à des situations où les sujets ont forgé leur identité dans des contextes avant tout locaux. Aussi les récits anticoloniaux ont-ils basé leur critique du colonialisme sur le rachat de la prétendue authenticité culturelle des peuples colonisés que les envahisseurs auraient détruite. Les théories postcoloniales seraient au contraire produites dans des contextes posttraditionnels d’action, c’est-à-dire « dans des lieux où les sujets sociaux configurent leurs identités par interaction avec des processus de rationalité globale et où, pour la même raison, les frontières culturelles deviennent poreuses ». Par conséquent ces auteurs considèrent que la dichotomie centre/périphérie – ou État métropolitain dominant, d’une part, État national-populaire agent de la libération, d’autre part – est devenue obsolète à la fin du xxe siècle car nous nous trouvons désormais dans un contexte globalisé d’action où l’exclusion et la domination s’effectuent tant au-delà qu’en deçà des frontières nationales. De plus, le jeu d’oppositions entre oppresseurs et opprimés, centre et périphérie, civilisation et barbarie, présent dans les narratives anticoloniales, risque de renforcer le système binaire de catégorisation utilisé par les centres métropolitains dans la production de connaissances.

19Les narratives postcoloniales critiquent également le rôle prophétique que la plupart de philosophes de la libération avaient réservé aux intellectuels critiques. Ils nient l’existence d’un domaine moral et culturel pur et authentique situé dans l’extériorité de l’Occident et critiquent la croyance en un retour possible et nostalgique aux formes traditionnelles et précapitalistes de l’existence. Selon ces auteurs, le recours à une prétendue « extériorité morale » face à l’Occident implique une rhétorique chrétienne de victimisation selon laquelle le peuple, le pauvre ou le subalterne, par le simple fait d’être opprimé ou exclu, serait doté d’une supériorité morale vis-à-vis du colonisateur. Par ailleurs, l’objet d’étude n’est plus seulement le colonialisme au niveau économique et politique mais avant tout le colonialisme au niveau épistémologique. Il ne s’agit pas non plus de fonder une « philosophie américaine » authentique mais de déplacer le lieu d’énonciation et de réfléchir sur ce que signifie « parler en Amérique latine ». Face aux paradigmes binaires d’analyse sociale – occidentalistes et tiers-mondistes – et face également à la croyance dans la pureté d’une extériorité radicale, les penseurs postcoloniaux revendiquent une épistémologie de frontière qui mette en avant le caractère hybride et mutant des groupes subalternes en Amérique latine.

Nouvelle perspective de pensée critique latino-américaine : le groupe de recherche Modernité/Colonialité/décolonialité

  • 2 Il s’agit d’un groupe de recherche hétérogène et pluridisciplinaire, comme l’indique la liste des p (...)

20Le groupe Modernité/Colonialité2 est né au milieu des années 1990. Il s’agit d’un groupe de recherche transdisciplinaire qui, sans pouvoir être considéré comme le continuateur de la philosophie de la libération, a repris de manière critique certaines des principales thèses et contributions de celle-ci : le concept de transmodernité, la critique du concept eurocentrique de raison ainsi que de l’universalisme monologique moderne, la valorisation positive des cultures propres et des formes de connaissance « autres », le lien entre la philosophie et les luttes sociales ou la recherche d’une pensée critique latino-américaine authentique. L’intérêt du groupe se trouve cependant dans les nouvelles approches qu’il propose, les nouveaux concepts qu’il introduit, les nouveaux débats qu’il ouvre.

21Son postulat de base – la colonialité n’est pas dérivée de la modernité, mais constitutive de celle-ci – implique une relecture déconstructive de la vision traditionnelle de la modernité, une critique de l’eurocentrisme et une revalorisation des cultures et épistémês subalternisées par la culture et l’épistémê occidentale. En outre, le groupe distingue « colonialisme » de « colonialité », donc « décolonisation » et « décolonialité ». Avec l’utilisation du terme « colonialité » au lieu de celui de « colonialisme », les auteurs réunis autour du projet de recherche Modernité/Colonialité veulent attirer l’attention sur trois aspects principaux.

  • 3 Selon ces auteurs, un des mythes les plus puissants du xxe siècle a été celui d’un monde « postcolo (...)
  • 4 Les hétérarchies sont des structures complexes dans lesquelles il n’y a pas un niveau basique qui g (...)

22Premièrement, sur la continuité historique entre l’époque coloniale et la mal nommée époque « postcoloniale »3. Le terme « colonialité » fait référence à un type de pouvoir qui est né du colonialisme moderne, mais qui s’applique à des domaines autres que juridique ou politique. Le colonialisme a précédé la colonialité, mais celle-ci a survécu au colonialisme et a prouvé être plus profonde et durable que celui-ci. Par conséquent, le monde – aux débuts du xxie siècle – a besoin d’une deuxième décolonisation, c’est-à-dire d’une décolonialité qui complète la décolonisation juridique et politique menée à bien aux xixe et xxe siècles. La notion de « colonialité du pouvoir » est introduite par le groupe pour faire référence à cette incomplétude de la décolonisation initiée au xixe siècle, aveugle à l’hétérarchie4 des multiples relations raciales, ethniques, sexuelles, épistémiques, économiques et de genre qu’elle laissait intactes [Castro-Gómez, Grosfoguel, 2005, p. 17].

  • 5 Santiago Castro-Gómez suit sur ce point la théoricienne Gayatri Chakravorty Spivak.

23Deuxièmement, avec le terme de « colonialité » au lieu de celui de « colonialisme », le groupe veut signaler le fait que les relations coloniales de pouvoir ne se sont pas limitées aux dominations économiques, politiques et/ou juridico-administratives du centre sur la périphérie. Elles ont également impliqué une importante dimension épistémique et culturelle selon laquelle les formes subalternes de penser ainsi que les modalités locales et régionales de configurer le monde se sont vues exclues, omises, ignorées ou rendues invisibles du domaine de la connaissance. Cette omission a été légitimée par ce que Santiago Castro-Gómez a ­appelé « l’hybris du point zéro », c’est-à-dire le mythe épistémique de la modernité eurocentrée qui, aveugle à sa propre localisation, a fait que le sujet croit en la possibilité d’accès à la vérité universelle à travers un monologue intérieur avec lui-même. Observées depuis le « point zéro », les connaissances liées aux savoirs ancestraux et aux autres traditions culturelles sont vues comme arriérées, mythiques et préscientifiques et, finalement, comme une étape antérieure et inférieure de la connaissance humaine. L’hétérogénéité structurelle de la modernité est ainsi éliminée au nom d’un « processus linéaire dans lequel l’Europe apparaît comme le lieu privilégié d’énonciation et de production de connaissances […] et […] acquiert une hégémonie épistémique sur toutes les autres cultures de la planète » [Castro-Gómez, 2006, p. 33]. Il s’agit de ce que Santiago Castro-Gómez a nommé « violence épistémique5 » et qu’Edgardo Lander décrit comme « colonialité du savoir ».

24Finalement, ces auteurs considèrent que la colonialité a également offert la base pour une négation ontologique et une subaltérisation des sujets racialisés. Le groupe introduit alors une troisième forme de négation d’Autrui : ce que Walter Mignolo en 1995 [Mignolo, 1995, 2003] et Nelson Maldonado-Torres quelques années plus tard [Maldonado-Torres, 2007] ont appelé la « colonialité de l’être7 ». Selon ces auteurs, l’absence de rationalité est liée à une absence d’être qui met en question l’humanité du sujet racialisé. L’invisibilité et la déshumanisation deviennent ainsi les expressions primaires de la colonialité de l’être, au point que l’alter ego est transformé en un sub-alter. Pour toutes ces raisons, le groupe affirme qu’au lieu de parler de l’époque actuelle comme d’une époque postcoloniale nous devrions parler du passage du colonialisme moderne à la « colonialité globale » [Castro-Gómez, Grosfoguel, 2007, p. 13], colonialité à la fois du pouvoir, du savoir et de l’être.

25Le groupe veut néanmoins être clair sur certains points. L’effort que les différents membres du groupe Modernité/Colonialité ont fait pour une meilleure visibilité des connaissances « autres » n’a pas pour objectif une sorte de « sau­ve­tage » des cultures « authentiques ». Les « altérités épistémiques » que le groupe essaie de récupérer et de rendre visibles ne sont pas des extériorités absolues, pures et immuables mais des formes de connaissances qui se situent dans les interstices et qui sont hybrides et frontalières. La décolonisation du savoir et de la connaissance n’implique pas une sorte de « croisade contre l’Occident au nom d’une autochtonie latino-américaniste, de culturalismes ethnocentriques et de nationalismes populistes. Il ne s’agit pas non plus d’aller contre la science moderne ni de promouvoir un nouveau type d’obscurantisme épistémique » [Castro-Gómez, 2007, p. 90]. Il s’agit au contraire de créer une pensée intégratrice et transdisciplinaire où la science occidentale puisse s’articuler à d’autres formes de production de connaissances. Les réflexions critiques des penseurs que nous avons présentées dans ce travail partent de la réalité latino-américaine. Cependant, elles ont une portée mondiale et visent une nouvelle forme d’universalité. Le groupe propose ainsi – face à l’universalité monologique impériale – une pluriversalité décoloniale ouvrant sur la possibilité d’une pensée-autre et d’un monde où entrent beaucoup de mondes.

26Nous pensons que malgré le vieillissement de certaines thèses et catégories utilisées par la philosophie latino-américaine dans les années 1970, le besoin d’une philosophie critique est de nos jours également urgent et nécessaire. Pour nous, la nouvelle perspective de pensée critique latino‑américaine que proposent Enrique Dussel et le groupe de recherche Modernité/Colonialité représente une reformulation des inquiétudes communes des différents mouvements de pensée et de philosophie critiques qui depuis 1968 se sont développés en Amérique latine, ainsi qu’une actualisation et adaptation des problématiques au nouveau contexte de globalisation et de crise de la modernité. Aussi espérons-nous que la publication de ce dossier sur les pensées critiques latino-américaines contribuera à une meilleure visibilité des pensées capables d’offrir dans les pays francophones – contre le réductionnisme de certains – une alternative à l’euro centrisme et à l’universalisme abstrait et monologique d’une part, et aux solutions culturalistes et relativistes postmodernes, d’autre part.

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Bibliographie

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Scannone Juan Carlos, « Actualidad y futuro de la filosofía de la liberación », disponible en ligne : www.afyl.org/scannone.pdf

de Toro Alfonso, de Toro Fernando (ed.), El debate de la postcolonialidad en Latinoamérica, Madrid/Frankfurt, Iberoamericana/Vervuert, 1991.

de Toro Alfonso (ed.), Postmodernidad y postcolonialidad. Breves reflexiones sobre Latinoamérica, Madrid/Frankfurt, Iberoamericana/Vervuert, 1997.

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Notes

1 Enrique Dussel a répondu aux critiques de Santiago Castro-Gómez dans son article « Philosophy of Liberation, the Postmodern Debate, and Latin American Studies », in Moraña Mabel, Dussel Enrique, Jáuregui Carlos A. (ed.), Coloniality at large. Latin America and the Postcolonial Debate, Durham, Duke University Press, 2008, p. 335-349.

2 Il s’agit d’un groupe de recherche hétérogène et pluridisciplinaire, comme l’indique la liste des principales figures qui constituent le mouvement : le philosophe argentin de la libération Enrique Dussel, le sociologue péruvien Aníbal Quijano, le sémioticien et théoricien de la culture argentin-américain Walter D. Mignolo, le philosophe colombien Santiago Castro-Gómez, la sémioticienne argentine Zulma Palermo, l’anthropologue colombien Arturo Escobar, le sociologue vénézuélien Edgardo Lander, l’anthropologue vénézuélien Fernando Coronil, le philosophe portoricain Nelson Maldonado-Torres, le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel, la linguiste américaine Catherine Walsh et la linguiste allemande Freya Schiwy, spécialiste des langues romanes. Préciser la discipline et la nationalité de chaque membre permet de mettre en relief le caractère hétérogène et pluridisciplinaire du groupe et donc à la fois interdisciplinaire et transdisciplinaire. Préciser la nationalité de chacun n’obéit bien évidemment pas à un rétrécissement contextualiste.

3 Selon ces auteurs, un des mythes les plus puissants du xxe siècle a été celui d’un monde « postcolonial », c’est-à-dire l’idée que l’élimination des administrations coloniales équivalait à la décolonisation du monde [Grosfoguel, 2006].

4 Les hétérarchies sont des structures complexes dans lesquelles il n’y a pas un niveau basique qui gouverne les autres : tous les niveaux exercent une certaine influence mutuelle sur des aspects particuliers et selon des conjonctures historiques spécifiques.

5 Santiago Castro-Gómez suit sur ce point la théoricienne Gayatri Chakravorty Spivak.

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