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Philippe Descola : « Il faut combattre l'anthropocentrisme »

Vincent Lucchese
Philippe Descola : « Il faut combattre l'anthropocentrisme »

En amont de la sortie du documentaire Composer les mondes, qui s'attache à présenter la pensée de Philippe Descola, nous avons rencontré l'anthropologue. Il nous explique pourquoi, selon lui, la nature n’existe pas, pourquoi il est urgent de changer notre vision du monde face aux crises écologiques, et comment s’y prendre pour apprendre de nouvelles façons d’habiter la Terre.

Dans la tribu jivaro des Achuar, en Amazonie équatorienne, on parle et on chante aux animaux, aux plantes et aux pierres. Leurs esprits échangent avec les humains pendant leurs rêves, et ceux-ci les écoutent attentivement car, pour les Achuar, les non-humains sont comme les humains dotés d’une âme, d’une subjectivité et d’une conscience morale.

C’est ce qu’a observé Philippe Descola dans les années 1970 en allant vivre aux côtés des Achuar, et qu’il a appelé « l’animisme ». L’anthropologue en a tiré une profonde réflexion sur la façon dont les sociétés voyaient le monde, sur leur ontologie. Terme qu’il définit comme « le mobilier du monde, ce qui est présent dans le monde, un modèle de la façon dont les humains perçoivent des continuités et des discontinuités dans le monde. »

Séparation du reste du monde

Avec l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme forment les quatre ontologies présentes dans le monde, selon Philippe Descola. Cette mise en perspective rappelle que la vision occidentale séparant nature et culture, le naturalisme, constitue une vision particulière, récente à l'échelle de l'histoire et lourde de conséquences. « La nature n’existe pas », martèle l’anthropologue, pour qui cette notion abstraite a séparé artificiellement l’homme du reste du monde et du vivant.

Titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France de 2000 à 2019, auteur de nombreux ouvrages, Philippe Descola est un intellectuel à la pensée précieuse au moment où les crises écologiques nous obligent à réviser notre vision du monde. D’où « l’urgence absolue d’adapter son travail en film pour le transmettre au plus grand nombre », explique la réalisatrice Eliza Levy. Son documentaire, Composer les mondes, suit l’anthropologue sur le terrain, de l’Amazonie à Notre-Dame-des-Landes. Il doit sortir au mois de mars mais fait appel au financement des internautes en crowdfunding pour s’assurer une plus large diffusion. En attendant la sortie du film, nous avons profité de cette actualité pour nous entretenir longuement avec Philippe Descola.

Usbek & Rica : La séparation entre nature et culture qui s’est opérée dans la pensée occidentale, et que vous appelez l’ontologie « naturaliste », explique-t-elle notre incapacité à réagir à l’urgence écologique ?

Philippe Descola : Je dirais que c’est une des raisons du blocage. L’invention par les Européens, il y a quelques siècles, de ce qu’on appelle « nature » est un coup de force qui a mis les humains à distance du monde dans lequel ils étaient intégrés jusqu’au Moyen Âge. Il y avait avant cela une continuité, certes gouvernée par une échelle des êtres, avec Dieu tout en haut, puis les humains en position de surplomb, mais pas de surplomb absolu.

Le concept de nature est bien sûr plus ancien. Il remonte à la phusis des Grecs, c’est-à-dire l’idée qu’il y a un principe de développement des êtres indépendant de la volonté humaine et indépendant du hasard. Mais ce concept ne prend véritablement sa forme définitive qu’à partir de la révolution scientifique. Ce qui est caractéristique du XVIIème siècle, c’est que tout d’un coup, la nature devient un objet d’enquête et une ressource pour les humains. Et cette mise à distance, tout à fait singulière dans l’histoire de l’humanité, n’a pu qu’avoir des conséquences dans le rapport que nous entretenons avec les non-humains, dont la destinée était tout à coup séparée de la nôtre.

Ce n’est donc pas la seule raison mais une des principales raisons ayant rendu possible « l’exploitation de la nature », pour employer une expression moderne, ainsi que d’une certaine manière la naturalisation d’une partie des humains avec l’extension coloniale.

Coloniser des êtres humains et coloniser la nature procède-t-il d'une même logique ?

Oui, bien sûr. La grande explosion de la forme moderne d’usage de la nature, c’est la révolution industrielle. Et elle a elle-même été rendue possible par la colonisation qui a amené des ressources considérables - ce qu’on a appelé les « hectares invisibles ». Un endroit comme l’Angleterre, une petite île, avait bien sûr des mines de charbon et de fer, mais n’avait pas les ressources nécessaires pour engager cette énorme révolution. Il a fallu la colonisation, en particulier des Amériques.

Ce qu’a bien montré Pierre Charbonnier dans son dernier livre Abondance et liberté (La découverte, 2019), c’est que ce mouvement, qui a couplé désir de bien-être et d’émancipation politique, est fondé sur une double imposture. L’émancipation politique ne touche pas les gens réduits en esclavage, qui rendent possible cette exploitation de la nature hors des limites de l’Europe. Et l’idée du bien-être est fondée sur l’utilisation de ressources qui paraissaient infinies, puisque extérieures à l’Europe et qu’on n’en voyait pas l’épuisement, et sur l’exploitation de personnes qui étaient également extérieures à l’Europe et n’avaient pas le degré d’humanité qu’on prêtait aux Européens.

 Le commerce des esclaves, par François-Auguste Biard (1799 - 1882)

« Le commerce des esclaves », par François-Auguste Biard (1799 - 1882) (Domaine public)

L’émergence de ce naturalisme était-elle inéluctable ? En lisant l’histoire longue de l’humanité racontée par l’historien Yuval Noah Harari dans Sapiens (Albin Michel, 2015), on a le sentiment d’un lent éloignement entre la nature et les humains qui l’ont progressivement « réduite au silence », en passant de l’animisme au polythéisme anthropomorphisé puis au monothéisme…

L’un des inconvénients de ce livre, qui a par ailleurs des mérites, c’est cet évolutionnisme un peu naïf. Je ne pense pas qu’on puisse reconstituer un mouvement de ce type-là avec une sorte de théologie, qui dirait qu’au fond il y aurait comme une sorte de finalité implicite dans le développement de l’humanité qui aboutirait à l’homme moderne.

Il y a une coexistence entre des choix ontologiques qui ont été opérés dans différentes régions du monde avec des évolutions, des transformations, mais la divinisation de la nature, c’est quelque chose d’assez tardif et c’est une vue rétrospective des modernes, c’est-à-dire de nous, sur des religions qui n’avaient pas nécessairement cette manifestation en vue.

« L'invention de la transcendance en Méditerranée fut très importante »

Par exemple, ce que j’ai appelé l’animisme - à savoir l’idée que la plupart des êtres non-humains qui nous environnent ont une intériorité, qu’on peut communiquer avec eux, déceler dans leur comportement une intentionnalité ou au moins une intention - est assez répandu, encore aujourd’hui. Donc parler d’une évolution voudrait dire par exemple que les Achuar en Amazonie, avec qui j’ai eu le bonheur de vivre quelques années, seraient tout en bas de l’échelle de l’humanité. Qu’ils seraient à peine dégagés de l’homme de Néandertal, dont on ne sait rien par ailleurs concernant les formes d’organisation idéologique. On voit bien que c’est absurde. On a trop longtemps eu tendance à voir l’histoire de l’humanité à l’échelle de la Méditerranée.

Ce qu’il s’est tout de même passé d’important en Méditerranée, c’est l’invention de la transcendance, c’est-à-dire l’invention d’une extériorité divine. Un dieu unique, inventé par le peuple juif, repris par le christianisme, et développé ensuite en Europe par les différentes traditions chrétiennes. Et ça, c’est très important car la transcendance implique une extériorité et une supériorité d’un élément, d’un collectif, où tout est intégré, combiné, en correspondance, structuré par des hiérarchies, etc. Là il y a un point de stabilisation avec la figure divine, par rapport à laquelle tout ordonner. Ça c’est quelque chose de très nouveau qu’on ne retrouve nulle part ailleurs.

Les humains n’ont pas attendu le naturalisme pour dégrader leur environnement. Des chercheurs ont observé par exemple qu'une forte extinction de la mégafaune en Australie se serait produite au moment même où homo sapiens est arrivé sur ce continent…

Oui, il y a également eu une extinction de la mégafaune en Amérique au moment où les humains arrivent en ces lieux. Il n’y a pas de doute que les humains transforment leur environnement depuis au moins 200 000 ans, de manière systématique. Mais tout dépend de ce qu’on appelle dégradation. Les techniques culturales que j’ai observé en Amazonie par exemple (l’agriculture sur brûlis, l’agroforesterie, la transplantation des plantes sylvestres dans les jardins) ont pour résultat de transformer profondément la composition floristique de la forêt. C’est une transformation mais pas forcément une dégradation. Les écosystèmes sont de toute manière toujours en déséquilibre.

Il y a, en revanche, des formes de déséquilibres plus graves que d’autres et des différences notables d’amplitude. La disparition de la mégafaune était une baisse temporaire de la biodiversité mais d’une amplitude beaucoup moins importante qu’une extinction massive comme celle des dinosaures ou que la transformation du système Terre avec le réchauffement climatique actuel. Nous sommes aujourd’hui dans une situation très nouvelle car nous avons conscience d’engendrer des transformations écosystémiques durables, à la différence des Aborigènes australiens ou des Améridiens lorsqu’ils sont arrivés sur leur continent.

Simosthénurus était un marsupiaux australien géant, mesurant jusqu'à 2 mètres de hauteur. Il s'est éteint il y a 12 000 ans.

Simosthénurus était un marsupial australien géant, mesurant jusqu'à 2 mètres de hauteur. Il s'est éteint il y a 12 000 ans. (CC BY 3.0 N. Tamura)

Vous appelez à se débarrasser de la notion de nature. Par quoi la remplace-t-on ? Faut-il changer d’ontologie pour revenir à une forme d’animisme ou inventer une nouvelle ontologie propre à notre époque ?

On ne décrète pas les transformations idéologiques, ontologiques ou culturelles, quel que soit le terme que vous choisissez. Chaque fois qu’on a essayé de le faire, ça a été un échec. Je pense à la Révolution française ou à la révolution soviétique. On peut, en revanche, être plus attentif au vocabulaire employé et à l’arrière-fond conceptuel de celui-ci. Quand je dis que la nature n’existe pas, ce n’est pas une provocation. Je souligne que l’idée d’une totalité extérieure aux humains est une idée récente, neuve et tout à fait singulière dans l’histoire de l’humanité. Et c’est de cela dont il faut prendre conscience.

Tous les jours, dans les médias, je vois des gens très bien intentionnés dire : « Il faut protéger la nature », « il faut être plus près de la nature », etc. Mais à partir du moment où on emploie ce terme, la distance est là. En plus, ce terme a un caractère très flou. C’est un concept un peu vide, qui ne prend son sens que par opposition : entre nature et société, nature et culture, nature et histoire, nature et art, nature et religion, etc. Ça donne de la consistance contrastive au concept qu’on met en rapport avec la nature.

On ne décrète pas les transformations ontologiques mais en a-t-on déjà observé ? Combien de temps cela prend-il pour changer la vision du monde d’une société ?

L’exemple le mieux connu, c’est le nôtre : une transformation graduelle entre la fin du Moyen Âge et maintenant, avec des conséquences qui se sont faites ressentir sur le plan écologique avec la révolution industrielle et dont on n’a pris conscience que récemment, même s’il y a eu des prises de conscience au fil des siècles et des réflexions sur la révolution scientifique en cours.

Ailleurs, on a aussi pu constater des interactions entre des nappes ontologiques qui sont en coexistence et en discussion mutuelle les unes avec les autres. Je pense, par exemple, à l’Asie du Sud-Est et à ce que le professeur de sciences politiques James Scott appelle la Zomia, c’est-à-dire ces peuples que les Français appelaient les « Montagnards » en Indochine. Des peuples qui, dans les collines et les hauts plateaux, ont échappé à la domination des grands États voisins (viet, chinois, etc.). Ces populations étaient pour l’essentiel animistes et ont vécu pendant très longtemps au contact et en interaction avec des civilisations que j’appelle « analogistes ». Là on a un exemple d’interaction et de stabilité relative entre plusieurs systèmes. Mais ces choses-là n’ont jamais été étudiées de façon systématique de cette manière. Les sciences historiques sont encore en retard pour comprendre ces phénomènes.

« Le cadre des États est en train d'exploser »

Nous sommes tout de même confrontés à un problème de temporalité entre ces évolutions séculaires et la nécessité de réagir dans les dix ans aux crises du climat et de la biodiversité… Peut-on imaginer à crise inédite une réponse inédite : un changement radical de vision du monde en l’espace d’une génération ?

Il y a des signes encourageants en ce sens, avec une conscience inédite dans la jeune génération de la nécessité de bouleverser profondément la façon d’habiter la Terre, et donc les liens entre les gens. Le grand problème de fond reste de savoir comment relier la multiplicité des expériences locales, dont certaines sont passionnantes. Je pense à des expériences de longue date, comme ce qui se fait en Amazonie, et à d’autres récentes comme à Notre-Dame-des-Landes ou dans d’autres ZAD, où formes de collectifs s’attachent à des non-humains en essayant de contourner les contraintes politiques, administratives et économiques du modèle naturaliste et capitaliste avancé.

Que pensez-vous de ce slogan emblématique de Notre-Dame-des-Landes : « Nous sommes la nature qui se défend »…

C’est très intéressant comme formule. De nombreuses expériences de ce type portent de nombreux espoirs. Pour combiner ces expériences à une échelle supérieure, la nouvelle génération va devoir inventer des institutions permettant d'articuler le niveau local, national et international.

C’est très compliqué car depuis la naissance des Etats Westphaliens avec le traité de Westphalie [qui met fin à la guerre de Trente ans et remodèle les frontières européennes en 1648, ndlr], on a l’habitude de raisonner dans la culture européenne à l’intérieur du cadre et des frontières de l’État. Mais ce cadre est en train d’exploser, d’un côté sous la pression du local, de l’autre sous celle des multinationales, qui se sont complètement débarrassées des cadres nationaux. Le grand défi va donc être d’arriver à articuler les différentes échelles sans se faire phagocyter par les multinationales qui ont déjà l’expérience de l'affranchissement de l'État.

Nous sommes la nature qui se défend

Nous sommes la nature qui se défend

Sur un projet d'écovillage, en Bretagne. (CC BY-NC-SA 2.0 Michèle Turbin)

Je trouve que l’Italie de la fin du Moyen Âge est un exemple très intéressant de ce point de vue-là, parce que s’y combinent des formes d’organisations politiques qui sont très différentes : des communes, des principautés, des cité-États, certains États-empires, comme l’Empire romain germanique, les États du Pape, et des multinationales comme Venise qui était l’équivalent d’Amazon à l’époque. Mais c’était une période très conflictuelle, il ne faut pas se faire d’illusions : ce genre de combinaisons d’échelles va être conflictuel.

On est habitué à la paix et au maintien de l’ordre public, qui est le rôle des États. Mais seront-ils en mesure d’imposer des formes différentes d’habiter la Terre ? C’est intéressant de constater qu’entre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et la ville de Nantes, qui ont des poids démographiques, économiques et politiques très différents, ça reste l’État qui a tranché entre deux visions à propos de l’aéroport. La ZAD n’évolue que dans les interstices rendus possibles par l’État. C’est-à-dire avec des contrats de fermage, avec le revenu du RSA, etc.

Je suis de ce point de vue là de plus en plus convaincu que le revenu universel est une solution importante à la spontanéité et l’inventivité de formes alternatives de vie collective. Parce qu’il permet précisément le minimum nécessaire pour la survie qui rend possible des formes d’agrégation que le système classique de salariat ne rend pas possibles.

L’économiste James Boyce propose dans un récent ouvrage l’instauration d’un revenu universel sous forme de dividendes carbone, fruits d’une taxe carbone, qui seraient perçus par tous les citoyens de manière individuelle et inaliénable au nom d’une « propriété universelle » de l’atmosphère. Une forme de propriété qui ne serait ni étatique ni privée…

Cela rendrait probablement plus facile la légitimation d’un revenu universel. Mais je suis aussi très attentif aux initiatives donnant une personnalité juridique directement à des milieux de vie dans lesquels, contrairement à ce que vous évoquez, les humains ne sont pas des individus isolés dotés de droits. Au fond, cela, c’est le prolongement classique de l’individualisme possessif, c’est-à-dire le fait que les humains possèdent leur corps et aussi, du fait de leur autonomie et indépendance d’action, qu’ils sont en droit de recevoir des dividendes parce qu’ils sont dans leur somme propriétaires de l’air, par exemple.

À l’inverse, donner des droits collectifs à un milieu de vie transforme le processus d’appropriation : ce ne sont plus les humains qui s’approprient l’air, et de ce fait ont droit à une compensation, mais c’est un milieu de vie qui s’approprie les humains. L’anthropologie a montré que des gens ont vécu pendant des centaines, voire des milliers d’années, dans des systèmes où ils sont appropriés par le territoire dans lequel ils vivent, et non pas l’inverse.

« Donner des droits à une abstraction n'est pas efficace »

Faut-il privilégier la création de nouveaux droits de la nature, plutôt que sa monétisation ?

Faire d’un milieu de vie une personne juridique, qui confère des droits à des gens qui occupent ce milieu de vie, est tout à fait différent que de donner des droits à la nature en tant que telle. Les Constitutions de l’Equateur ou de la Bolivie donnent des droits à la nature mais, encore une fois, la nature est une abstraction. Et donner des droits à une abstraction n’est pas efficace.

À l’inverse, le fleuve Whanganui reconnu comme personnalité juridique en Nouvelle-Zélande, ce sont des droits très précis. C’est une rivière avec des berges, avec certains types de végétations, avec une population (beaucoup de maoris en particulier) qui l'occupe et l’exploite d’une certaine façon. De nombreuses initiatives en ce sens se développent, des débats ont lieu pour donner des droits à la Loire, on en parle aussi en Ecosse, en Colombie…

Vous écrivez que la population Achuar, en Amazonie, sous-exploite ses ressources naturelles, grâce notamment à l’existence de « barrières symboliques » qu’elle ne dépasse pas. Peut-on s’en inspirer pour mieux gérer nos ressources ?

C’est difficile à décréter car les Achuar n’ont pas conscience, à travers les formes d’interactions de personne à personne qu’ils ont avec les non-humains, d’établir des limites dans la ponction des ressources. Et puis ça peut toujours basculer. On a maintes fois souligné le fait que les populations autochtones ne sont pas nécessairement des écologistes. C’est ce qu’on évoquait à propos de l’extinction de la mégafaune. Mais cela se produit toujours dans des circonstances un peu particulières. Il y a le cas classique de la quasi extinction du cerf de Virginie par les populations du sud des plaines des États-Unis. Cela s’est fait suite à une transformation très profonde, avec la création d’un marché pour l’alimentation. Avant, c'était inconcevable pour ces populations : on produisait de la nourriture pour la distribuer et la consommer dans un cercle restreint.

Puis les Amérindiens se sont retrouvés dans un nouveau système où les outils dont ils avaient besoin pour chasser étaient disponibles sur un marché qu'ils ne pouvaient alimenter qu’avec des denrées alimentaires. C’est un bouleversement complet et je pense que l’extinction est née de cette mercantilisation quasiment inconsciente, à savoir le fait que ces animaux qu’ils chassaient pour se nourrir étaient devenus un objet d’échange économique.

Le fleuve Whanganui, reconnu personnalité juridique par la Nouvelle-Zélande en 2017.

Le fleuve Whanganui, reconnu personnalité juridique par la Nouvelle-Zélande en 2017. (CC BY 2.5 James Shook)

Donc aucune ontologie ou système de valeur ne garantit à une population la préservation de son environnement ?

Non, c’est complètement contextuel, ça dépend de l’environnement social, économique et politique à l’intérieur desquels les choses se déploient. Cela dit, il y a maintenant des pratiques de protection qui viennent du fait que des populations autochtones se sont rendues compte rétrospectivement des erreurs qu’elles avaient pu commettre suite aux changements des contextes à l’intérieur desquels elles se sont procurées des ressources.

Il y a aussi la conscience qu’on fait différemment des autres. Il y a l’exemple, que j’ai repris, de cette commune qui s’appelle Sarayaku, en Amazonie équatorienne, dont des membres sont venus à la COP21 pour demander la reconnaissance de leur territoire en utilisant comme argument le fait qu’il y avait des relations tout à fait originales entre humains et non humains sur ce territoire. C’était une façon tout à fait nouvelle de justifier l’occupation par les humains d’un territoire, qui n’est pas très éloignée de l’affaire de la rivière Whanganui. Mais c’est aussi parce que les gens de Sarayaku étaient en contact avec des anthropologues, des ONG, avaient voyagé et avaient conscience des problèmes de reconnaissance juridique de leur territoire. L’expérience contrastive de ce qui se passe ailleurs joue un rôle important.

Les collapsologues Pablo Servigne, Gauthier Chapelle et Raphaël Stevens appellent dans leur dernier ouvrage, Une autre fin du monde est possible (Seuil, 2018) à cultiver un « pluralisme ontologique » s’inspirant en Europe de nos propres traditions (folklore russe, breton, etc.). Qu'en pensez-vous ?

Je défends depuis longtemps le pluralisme ontologique mais je pense que ce pluralisme naît des circonstances. Bien sûr, le fait que des anthropologues, des historiens ou des folkloristes disent qu’il n’y a pas si longtemps que ça, en Europe, on avait un rapport très singulier avec les arbres, avec les sources, peut sans doute avoir un rôle. Mais ça ne se fera pas comme ça. Je trouve plus intéressant de travailler l’expérience que l’on a directement dans le rapport aux non-humains. Il y a, à Notre-Dame-des-Landes, une profonde identification des habitants avec des arbres, des salamandres ou des grenouilles, il y a des individus très intéressés par l’invention de nouveaux rituels. Je pense qu’il faut qu’il y ait une forme d’identification spontanée avant que cela puisse prendre une forme ritualisée.

« Nous sommes à la veille d’un bouleversement complet dans la façon d’habiter la Terre »

L’éducation a également un rôle majeur à jouer, selon vous ?

C’est fondamental. Il faut apprendre que nous sommes définis par nos relations avec des myriades d’autres organismes et éléments abiotiques. L’idée d’un sujet au sens de l’individualisme possessif, propriétaire de soi, est remise en cause. Par exemple, sommes-nous propriétaire des milliards de bactéries dont nous sommes constituées ? C’est une question que des philosophes comme Hobbes ou Locke n’avaient pas à se poser. Aujourd’hui, l’horizon idéologique de l’enseignement, même si certains professeurs ne partagent pas ces idées, reste de dire que nous sommes des individus complètement autonomes, indépendants, prenant des décisions rationnelles de maximisation de nos intérêts. Il nous faut un apprentissage, une prise de conscience des interactions multiples entre chacun d’entre nous et le reste du monde.

Cela passe-t-il forcément par une forme de déconstruction de l’humanisme ?

Bien sûr. Il faut réfléchir à ce que doivent être les nouvelles humanités, qui ne soient pas centrées sur les humains mais essayent de faire droit à d’autres représentations de la diversité humaine, qui ne prend pas l’humanité comme une sorte de totalité définie a priori par certaines des caractéristiques que la philosophie des Lumières attribue à l’humanité. L’humanisme au sens de l’anthropocentrisme, c’est quelque chose qu’il faut combattre.

J’entends des gens aussi divers que Régis Debray ou Michel Onfray protester vigoureusement contre des positions de ce type-là, qui me voient comme réactionnaire, voire néonazi. Je pense que c’est simplement une génération qui n’a pas pris conscience de ce qui était en train de se passer. C’est la génération baby-boomeuse qui a vécu dans l’abondance et qui n’est pas véritablement convaincue de ce que nous sommes à la veille d’un bouleversement complet dans la façon d’habiter la Terre.

Philippe Descola. Extrait du documentaire Composer les mondes, d'Eliza Levy.

Philippe Descola. Extrait du documentaire Composer les mondes, d'Eliza Levy

Comment voyez-vous l’avenir des peuples d’Amazonie, menacés avec le recul de leur forêt mais aussi de leur culture ? Les ontologies minoritaires qui subsistent aujourd’hui risquent-elles de disparaître ?

Ces ontologies se transforment. Que des relations animistes entre humains et non-humains soient présentées comme un argument dans un forum mondial tel que la COP21 montre que certaines choses subsistent. D’un autre côté, le rapport intime du chasseur Achuar qui chante des incantations magiques mentalement, qui s’adresse à l’âme de l’animal qu’il poursuit, c’est moins présent qu’avant.

Mais je voudrais insister sur le fait que la destruction des milieux de vie de l’Amazonie par les feux de défrichement des grands propriétaires terriens ou des petits colons qui fuient la misère faute de réforme agraire, aboutit à la destruction des milieux de vie des Amérindiens. Donc ce n’est pas uniquement un problème écologique, c’est aussi un problème politique, social et même métaphysique. Comme le risque de la destruction de Notre-Dame de Paris pour nous. La forêt est aussi une sorte de cathédrale.

Serait-il légitime, dans ces situations critiques, d’invoquer un droit d’ingérence écologique, sur le modèle du droit d’ingérence humanitaire ?

C’est difficile. Même mes amis brésiliens de gauche sont un peu réticents à ce que la communauté internationale intervienne. Ça n’aurait de sens, je crois, que si les populations qui souffrent au premier chef de la destruction de la forêt en font la demande. Mais cela dit, c'est déjà le cas, les Amérindiens disent : nous sommes seuls face au rouleau compresseur de l’agrobusiness et de l’État fédéral brésilien.

Mais qu’en est-il pour l’urgence des non-humains, si l’on considère qu’ils auraient eux aussi, en tant que sujets de droit, la possibilité d’appeler au secours ?

Ce serait idéal de le prendre aussi en considération. On peut très bien imaginer, puisque ces milieux ont aussi été façonnés par les humains, que des humains représentent ces milieux de vie. Il serait important que les non-humains soient représentés à l’ONU et dans des formes de représentations nationales. C’était l’idée de Bruno Latour de créer un Sénat qui soit un parlement des non-humains. Ce n’est pas une mauvaise idée puisque le Sénat en France est censé représenter les territoires, les intérêts locaux. On n’y est pas encore, mais ce n’est pas si compliqué à mettre en place…

 

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