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Qui doit répondre de la traite négrière ?

Vincent LALONDE
Qui doit répondre de la traite négrière ?

Crime contre l’humanité. Ces quelques mots résonnent comme le synonyme d’atrocité absolue. Rien ne peut être plus grave que ce crime odieux qui porte atteinte à l’essence de ce qui nous différencie d’autres êtres vivants : nos droits fondamentaux. La notion de crime contre l’humanité a été définie légalement en 1945 lors du procès de Nuremberg où 24 des plus puissants dirigeants du 3e Reich ont été jugés. Inutile de rappeler que ce procès a été mené en réponse à la Shoah, qui déshumanisa et décima 6 millions de Juifs. Malheureusement, d’autres abominations suivirent, telles que l’apartheid en Afrique du Sud, les guerres de Yougoslavie et le génocide du Rwanda. Toutes furent qualifiées de crimes contre l’humanité.

Concrètement, qu’est-ce qu’un crime contre l’humanité ? La Charte du tribunal de Nuremberg (Accord de Londres) est claire :

« Les Crimes contre l'Humanité : c'est-à-dire l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. » (Titre II, art. 6, al. c, Accord de Londres du 8 août 1945, Statut du Tribunal Militaire International).

Il est intéressant de constater que l’esclavage est directement mentionné dans cette définition. Selon l’Organisation internationale du Travail (OIT), il y a encore 40 millions de personnes victimes d’esclavage à travers le monde[1]. Le terme « esclavage moderne » est utilisé par l’OIT, probablement pour éviter toute confusion avec la traite négrière, cette turpitude du passé qui entache l’humanité. Cette souillure à la noblesse de nos civilisations est souvent reléguée aux livres d’histoire, lorsqu’elle n’est pas omise, comme un obscur récit d’un temps révolu. Malgré cela, l’odeur des chairs marquées au fer rouge et le bruit des chaînes continuent à hanter certaines populations comme l’écho de la souffrance de leurs aïeux. Ce carcan hérité d’un passé pas si lointain est la répercussion d’environ 28 millions d’individus vendus et utilisés comme du bétail sur plusieurs générations.

Certains diront que les quelques lignes précédentes sont exagérées. Après tout l’esclavage a été aboli en France le 27 avril 1848 sous l'impulsion de Victor Schœlcher. Plus personne sur Terre ne peut revendiquer avoir connu directement la traite négrière, que cela soit au niveau étatique, des maîtres, des esclaves ou de toutes autres catégories de personnes. Nonobstant l’absence de souvenir individuel, la mémoire collective se rappelle et se répercute encore aujourd’hui en malaises sociétaux. Certains individus issus de ces sociétés se disent être des victimes modernes de la traite négrière, comme si elle était une gangrène héréditaire. Nous pourrions nous questionner afin d’élucider si ces personnes sont réellement victimes de la traite négrière ou plutôt d’une relation de subordination contemporaine faisant en sorte qu’elles sont confinées à une caste inférieure dont il est difficile de s’émanciper, mais là n’est pas le point. Postulons qu’elles soient effectivement dans le premier scénario, soit des victimes de la traite négrière. S’il y a des victimes, il y a forcément des agresseurs, et s’il y a des agresseurs, il y a par conséquent un crime et un dédommagement possible.

Le Mouvement International pour les Réparations (MIR), représenté par Me Patrice Spinosi, a intenté un procès contre l’État français en 2005 pour que la population martiniquaise descendante d’esclaves puisse recevoir une réparation morale et financière pour les traumatismes générationnels[2]. Le président du MIR, Garcin Malsa, va même plus loin et désire que les descendants des esclavagistes soient jugés. La demande a été rejetée par le tribunal de grande instance de Fort-de-France (Martinique), tout comme par la cour d’appel en 2017. Le MIR a par la suite porté l’affaire devant Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui a récemment jugé recevable la demande. Décortiquons les différentes composantes de ce dossier afin de mettre à jour toute sa complexité.

Première composante : les demandeurs

Comme mentionné précédemment, certaines personnes, entre autres de la Martinique, se sentent victimes de la traite négrière et souhaitent réparation. Supposons que le MIR, à force de détermination, réussisse à obtenir gain de cause. Qui va pouvoir prétendre à un dédommagement ? Seulement les Martiniquais ? Tous les Antillais ? Tous les descendants d’esclaves, peu importe leur nationalité actuelle ? Quelles vont devoir être les preuves à fournir pour obtenir un dédommagement ? Ces quelques questions fondamentales ne représentent qu’un maigre échantillon de celles qui devront trouver réponse pour assurer une justice équitable.

Deuxième composante : l’État français

La seule entité qui était présente à l’époque de la traite négrière et qui l’est encore aujourd’hui, c’est l’État français. Paradoxalement, nous pourrions considérer que c’est Marianne elle-même qui a donné au MIR les moyens de lui intenter un procès. En 2001, avec l’adoption de la loi Taubira (NOR: JUSX9903435L), la République française reconnaît à demi-mot avoir commis un crime contre l’humanité avec la traite négrière :

« La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan Indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l'humanité. » (Article 1, Loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité).

Malgré cet aveu, le tribunal a jugé irrecevable la demande du MIR. Pour quels motifs ? Après tout, l’État français a reconnu la traite négrière, à laquelle il a participé activement, comme un crime contre l’humanité. Simplement parce que le délit, c'est-à-dire la traite négrière, a été commis bien avant l’adoption de la loi Taubira et que l’État français ne peut être jugé rétroactivement[3]. En ce sens, la République a utilisé la carte de la prescription pour clore le débat, comme si l’écoulement du temps avait effacé l’ardoise. Cependant, Marianne a décrété en 1964 par l’entremise du président Charles de Gaulle que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles :

« Les crimes contre l'humanité, tels qu'ils sont définis par la résolution des Nations Unies du 13 février 1946, prenant acte de la définition des crimes contre l'humanité, telle qu'elle figure dans la charte du tribunal international du 8 août 1945, sont imprescriptibles par leur nature. » (Loi n° 64-1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité).

Cette loi, bien utile pour empêcher Klaus Barbie, ancien officier nazi, de passer à travers les mailles du filet[4], complique grandement la défense de la République.

            Malgré cela, le procès intenté contre l’État révèle un paradoxe. Lors du procès de Nuremberg, ce sont les dignitaires nazis qui ont été jugés, et non pas le 3e Reich. Dans le cas présent, il ne s’agit pas d’une entité biologique, mais étatique qui est accusée. Fondamentalement, qu’est-ce que l’État français ? D’une façon simpliste, nous pourrions résumer l’État comme étant une structure servant de cohésion sociale aux citoyens. Donc, concrètement, si la République est jugée coupable, qui va devoir payer la note ? Les contribuables. Or, depuis la départementalisation de la Martinique en 1946 qui s’est faite sous l’impulsion de l’homme de lettres Aimé Césaire, les citoyens de la Martinique sont aussi des citoyens français. Irrationnellement, dans l’éventualité où le MIR remporterait le procès, les bénéficiaires du dédommagement seraient aussi ceux qui devraient payer en partie les frais. C’est sans compter les autres citoyens ultramarins, qui sont aussi bien souvent descendants de victimes du colonialisme.

Troisième composante : les descendants des esclavagistes

            Comme déjà mentionné, il n’y a pas âme qui vive sur cette Terre qui a connu la traite négrière. Seuls les États, qui sont des personnes morales, peuvent se targuer d’avoir traversé la route du temps jusqu’à nous. Bien que la situation soit ambiguë concernant le degré actuel de culpabilité de l’État, elle est réalistement plus simple pour les descendants des esclavagistes. Les crimes contre l’humanité ne sont pas prescriptibles, mais ils ne sont pas héritables non plus. En ce sens, lors du procès de Nuremberg, ce sont les dignitaires nazis qui ont été jugés, et non pas leurs enfants. Chaque individu a la liberté d’être une personne indépendante des actions commises par ses parents, aussi horribles puissent-elles être. Il demeure cependant un point d’ombre qui mérite éclaircissement. Encore de nos jours, certains descendants des anciens maîtres occupent des fonctions stratégiques dans les anciennes colonies. Ces positions sont souvent une conséquence directe de la traite négrière puisque leur richesse découle de l’héritage de leurs aïeux, fortune bâtie sur la souffrance des esclaves. Certains pourraient être tentés de voir un parallèle avec les œuvres d’art spoliées lors de la Seconde Guerre mondiale et qui doivent être restituées à leurs propriétaires d’origine, ou à leurs descendants. Cependant, la situation est beaucoup plus complexe dans le cas présent, puisqu’il ne s’agit pas d’un bien physique pouvant être restitué. Comment prouver que la fortune est bâtie sur la traite négrière ? Quelle fraction de celle-ci est imputable à cet événement tragique ?

Se tourner vers l’avenir

Les actions intentées par le MIR contre l’État français ne seront pas vaines, peu importe l’issue juridique. Elles permettent d’enclencher un processus de questionnement fondamental concernant la notion de crime contre l’humanité. Malgré cela, il demeure encore aujourd’hui de nombreuses personnes sous le joug de l’esclavage. Les actions posées aujourd’hui pour obtenir réparation des évènements du passé ne devraient-elles pas plutôt servir à éviter les drames de demain ? La lutte contre l’esclavage transcende la couleur de la peau ou l’ethnie. Lorsqu’il y a un crime contre l’humanité, c’est le devoir de tout un chacun de se lever pour exhorter d’une seule voix le rétablissement de la dignité humaine.

 

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