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Retour sur les propositions concernant les aspects biologiques de la race UNESCO, Moscou, 1964

Entretien de Jean Benoist avec Jean-Luc Bonniol
Retour sur les propositions concernant les aspects biologiques de la race  UNESCO, Moscou, 1964

En 1949, suite aux horreurs raciales nées du nazisme, l’UNESCO s’est lancée dans un vaste programme sur « la question des races », confié à Alfred Métraux, avec une finalité clairement didactique. Quatre déclarations ont été élaborées, la première publiée en 1950 (à laquelle a notamment contribué, du côté français, Claude Lévi-Strauss), la seconde en 1951, puis, en 1964, s’est tenue à Moscou  une conférence destinée à  préparer la troisième déclaration qui devait être consacrée exclusivement aux aspects biologiques de la question raciale (elle fut suivie en 1967 d’une quatrième déclaration, à laquelle participa Georges Balandier, orientée principalement vers les aspects sociaux et culturels de la question, avec leurs implications politiques à l’heure de la décolonisation). Jean Benoist, médecin et anthropologue, alors en poste à l’Université de Montréal, participa à la conférence de Moscou. Il a bien voulu répondre à ce propos aux questions de Jean-Luc Bonniol.

 

Jean Benoist, vous êtes médecin, docteur es sciences, diplômé de l’Institut Pasteur mais aussi de l’institut d’Ethnologie de Paris. Vous avez commencé votre carrière  en 1956 comme chef de laboratoire à l’Institut Pasteur de la Martinique, puis au début des années 1960 vous êtes devenu professeur d’anthropologie à l’université de Montréal.

Comment ce début de carrière vous a-t-il conduit à être sollicité pour faire partie du groupe d'experts rassemblé par l'UNESCO à Moscou en 1964 pour rédiger une déclaration sur les aspects biologiques de la question raciale ?

 

Il peut effectivement être utile de préciser au début de cet entretien les principales orientations de ma formation, car cela indique d’où je parle, quelles sont les limites de mes compétences et d’éviter le piège si courant de ceux qui parlent de ce qu’ils connaissent mal en extrapolant leurs opinions. Je vais donc tenter de rester à la fois précis, réaliste et honnête.

La médecine est pour moi le point d’équilibre entre la nature biologique de lhomme et la personne en tant qu’entité ayant un vécu propre, marqué par son intimité, comme par une culture et une société. Aussi loin que je remonte cest dans cette perspective que jai voulu étudier la médecine. Les études de sciences biologiques et la formation complémentaire à l’Institut Pasteur m’ont ouvert à deux champs essentiels : lenvironnement et la génétique grâce aux enseignements qui m’ont ébloui de André Lwoff et de François Jacob.

La préparation dune thèse dans la si complexe société martiniquaise ma mis en contact avec d’autres chercheurs : Robert Gessain (médecin ethnologue, homme extrêmement ouvert à tous les courants les plus modernes) et Jean Hiernaux (médecin dont la thèse d’anthropologie biologique montra le fondement culturel de la construction de différences biologiques entre deux populations, les Hutu et les Tutsi : il « déconstruisit » notamment l’idée de races intrinsèquement différentes, en tant qu’entités incompatibles, mais situées en fait aux pôles d’un gradient au sein duquel certaines discontinuités plus marquées faisaient percevoir de façon erronée des entités indépendantes), puis Albert Jacquard (polytechnicien, il travaillait alors sur la théorie mathématique de la génétique des populations humaines). Cela pour la dimension la plus biologique mais le versant ethnologique  de ma thèse m’a mis aussi en contact étroit avec André Leroi-Gourhan et Roger Bastide. Portant sur le métissage à la Martinique, cette thèse, soutenue au début de 1964, fait un bilan descriptif de la population ; c’est aussi une tentative de la situer au point de vue génétique (avec des outils très limités), en prenant en compte le fait qu’une population est aussi une société qui règle les unions qui s’y déroulent, pénalisant les unes, valorisant les autres et canalisant ainsi les flux géniques… Le métissage  devait donc s’analyser dans une dynamique sociale.

L’Unesco avait alors entrepris un vaste programme en vue d’édifier un contre-feu au discours raciste dont les conséquences dramatiques étaient alors dans tous les esprits et pouvaient resurgir. Elle avait sollicité des auteurs pour écrire des brochures à ce sujet et rassembler des conférences internationales destinées à rédiger des déclarations d’experts sur la question de la race. La première conférence tenue en 1950 avec la participation majoritaire de chercheurs issus des sciences de la société avait soulevé des doutes. Bien des anthropologistes y virent plus l’expression de vœux pieux et d’affirmations peu étayées qu’une analyse capable de convaincre qu’il n’y avait ni un fondement biologique à une hiérarchisation des groupes humains, ni de justification à la croyance que les mélanges entre race conduiraient à la détérioration de l’espèce humaine.

 L’Unesco décida de convoquer une conférence spécifiquement centrée sur les aspects biologiques les plus  nouveaux traitant de la question raciale, où seraient présents des biologistes et des anthropobiologistes. L’organisation fut confiée à Jean Hiernaux qui me demanda d’y participer. Jean Hiernaux, très attaché à lutter contre le racisme tel qu’il s’était développé pendant la guerre mais aussi tel qu’il l’avait connu au Congo belge, avait accepté de l’UNESCO de mettre sur pied cette réunion où des biologistes ouverts aux réalités de la génétique moderne traiteraient de la race pour élaborer un dossier en vue dune déclaration qui puisse échapper aux critiques qui avaient porté sur les insuffisances des déclarations précédentes. Connaissant mon travail il  minvita à y participer.

 

Votre singularité, en tant qu’anthropologue français, est d’être resté fidèle à la vocation première, totalisante,  de l’anthropologie, soucieuse de considérer l’homme tout à la fois dans sa dimension biologique et dans sa dimension sociale et culturelle.

 

Il ne  s’agit pas de  « fidélité ». Ma formation initiale à l’anthropologie s’est faite dans le « bricolage » de mise en France à l’époque qui, tout en fournissant une initiation ne formait pas véritablement des professionnels de la discipline. Ma véritable formation, je l’ai acquise en Amérique du nord, lors de mes contacts avec  les enseignants et les diplômés de Columbia. N’oublions pas que l’anthropologie, telle qu’elle est enseignée  aux USA, dans une partie du Canada et dans bien d’autres pays, est un ensemble  formé de l’étude, en plusieurs années des dimensions biologique, sociale, culturelle, linguistique et archéologique des sociétés humaines.

 

Comment, dès lors, situiez-vous votre réflexion dans le cadre de la discipline anthropologique, et comment celle-ci envisageait-elle l’objet racial ?

 

L’anthropologie s’est longtemps entendue en France au sens d’une « histoire naturelle de l’homme », c’est-à-dire au premier chef d’une histoire biologique à laquelle on acceptait parfois d’ajouter quelques considérations sur l’environnement ou sur des comportements sociaux capables d’agir comme des mécanismes de sélection. L’objet était d’inventorier et d’expliquer les différences entre les groupes humains, différences qui, se marquant tout autant dans les  traits corporels que dans les « mœurs et coutumes », inscrivaient leur diversité spatiale et temporelle dans cette histoire naturelle de l’homme. L’anthropologie, en visant une réponse scientifique  aux interrogations posées par cette diversité, prit pour départ un concept populaire qui unifiait tout cela, comme il le faisait en zootechnie : le concept de « race ». Il fallait décrire les races humaines,  déceler leur parenté, leurs distances et tracer ainsi une histoire naturelle de l’homme. Une race, identifiée par des traits physiques auxquels on ajoutait çà et là des traits comportementaux, était perçue comme un ensemble global, cohérent, qui pouvait certes se fragmenter, permettre des croisements, des métissages, mais au prix  d‘une altération, éventuellement préjudiciable, de son identité, de sa pureté.

 Ce paradigme fut longtemps véhiculé  en arrière plan des travaux anthropologiques. Les différences physiques témoignaient aussi d’une histoire, au long de laquelle les races en s’entrecroisant avaient  construit des sous-types divers dont il s’agissait d’identifier les composantes comme autant de fragments reçus de races pures antérieures (par exemple, des individus ayant une part d’« Alpin », une part de « Méditerranéen », etc.).  C’est sur l’arrière-plan de ce paradigme biologique que  pouvaient se retrouver le discours savant et le discours populaire : conséquences de la diversité des races et de leur mélange ; hiérarchie entre des races caractérisées par des traits physiques et civilisationnels  auxquels des valeurs différentes étaient accordées ; caractère périlleux des mélanges de race, menaçant les populations fortement empreintes de métissage.

N’oublions pas que très longtemps, en France, le terme « anthropologie » ne désigna que l’anthropologie physique. Face à  elle, on s’intéressait aux traditions et au folklore, aux objets. C’est la sociologie  qui avait pris en charge le reste de la vie sociale. L’anthropologie faisait partie des Sciences, la sociologie, et les débuts de l’ethnologie, des Lettres et cela se traduisait par le recrutement des chercheurs, par la modulation de la pensée ainsi que par la formulation de leurs objectifs et les références de leurs analyses.

Mais c’est la génétique, en particulier la découverte de la transmission héréditaire des groupes sanguins, porteurs à la fois de différences de fréquence relative corrélées avec des gradients géographiques, qui a amorcé chez les biologistes l’idée d’approfondir la recherche sur la génétique humaine dans l’inventaire des différences. La génétique des populations allait prendre le premier rôle dans l’explication des différences, au sein d’une matrice évolutionniste. Il se trouve que je commençai ma carrière à ce moment-là et que, rapidement implanté en Amérique du Nord par mon poste d’enseignement à l’université de Montréal, j’ai rencontré les principaux auteurs de ce courant, qu’ils soient aux États-Unis ou en Grande-Bretagne.

 

Si l’UNESCO a tenu, à plusieurs reprises, à remettre l’ouvrage sur le métier, c’est que, manifestement, des faiblesses ou des insuffisances apparaissaient dans les textes déjà mis à la disposition du public. Pouvez-vous nous préciser quels étaient les enjeux scientifiques liés à cette troisième déclaration, sur la thématique « race et biologie » ? 

 

La mise en avant de la biologie répondait au besoin de faire le point sur  ce qui avait été le fondement du racisme scientifique, tel que l’entendaient les nazis, et bien d’autres, pour fonder une « politique raciale »qui  se présentait comme de l’eugénisme. On prétendait éliminer des tares  incurables qui caractérisaient dans leur nature propre certaines races et qui devaient à tout prix être tenues à distance du peuple allemand. Le métissage était jugé comme contaminant, le voisinage même de ces races était considéré comme dangereux. L’enchaînement du raisonnement  conduisit de proche en proche  à des mesures de plus en plus rigoureuses, jusqu’à la mise au point de la « solution finale ».

Les travaux des écoles nationales qui soutenaient cette conception en s’appuyant sur l’anthropologie  s’inscrivaient dans une longue tradition  qui en France remontait à Broca : on comparait les squelettes, au long d’une ligne évolutive, et on situait divers groupes  humains à différents stades  évolutifs. Mais à cela s’ajoutèrent des jugements de valeurs  portant sur les conduites sociales, sur les cultures qui, dans une même perspective, débouchaient sur une comparaison et une évaluation  par rapport  à ce qui était conçu comme le sommet de l’espèce humaine, à savoir les « Blancs » d’origine européenne, distingués à la fois par leurs traits physiques visibles comme par leur niveau de civilisation. Tout cela  étant conçu comme enraciné dans la biologie des populations.

La convocations d’experts de l’anthropologie biologique venus de pays très divers se présentait comme ce que l’on nomme depuis une conférence de consensus : en confrontant les travaux et les  synthèses théoriques, bien définir le dénominateur commun du consensus qui s’était établi concernant l’inadéquation par rapport au réel d’une approche  typologique de la diversité humaine, sur l’absence de « tares » raciales et sur la dissociation totale entre traits physiques et comportements sociaux et culturels.

 

Lors de cette conférence de Moscou, sur quels points importants les débats ont-ils porté, et en quoi la notion de race a-t-elle été précisée par rapport à la déclaration de 1951 ?

 

Les textes et déclarations rédigés sous l’égide de l’Unesco, sous une forme assez concise, n’abordaient qu’indirectement ce qui avait été l’un des arguments les plus forts du racisme tel qu’il avait été  pratiqué par les nazis après avoir été conceptualisé par des essayistes tout autant que par des anthropobiologistes. L’Unesco décida alors que soient encore mieux précisées et cautionnées les connaissances les plus récentes de la biologie, qui s’appuyaient sur la théorie scientifique de la génétique des populations, et de convoquer pour cela une réunion où ne figureraient que des biologistes ayant  étudié les dimensions biologiques de la diversité humaine, de façon à mieux étayer le combat intellectuel contre les fondements biologiques du racisme. Il apparaissait que les déclarations de 1950 et 1951 concluaient sans vraiment démontrer, ce qui pouvait les affaiblir aux yeux des tenants d’un racialisme biologique. N’oublions pas que ce dernier, avec ses conclusions, était bien plus évident aux yeux du grand public (ne l’est-il pas encore ?) que les démonstrations complexes de la génétique, et c’est ce qui fait sa force. Les discours fondés sur les apparences et les évidences immédiates expriment une sociologie vernaculaire, aisée à comprendre, qui transforme en certitudes simples l’observation des contrastes entre les grands groupes humains, en faisant de toute corrélation la démonstration d’une causalité.

N’oublions pas non plus que les chercheurs antérieurs à l’introduction de la génétique des populations étaient en continuum avec cette pensée, qui s’exprime dans leurs travaux : rattacher les différences entre les individus à des « types » correspondant à des races, tout en distinguant les « purs », très proches de tel ou tel type, ou les « mélangés »,  combinant des types différents. La typologie raciale de l’intuition populaire n’était pas mise en question, elle était rendue « scientifique » en étant systématisée, quantifiée et fixée à partir de mensurations, exprimées en langage savant (jusqu’à la prise en compte des conduites, des expressions faciales…). La science a alors légitimé cette pensée pour laquelle ce qui s’associait dans l’observation apparaissait comme enchâssé dans l’essence qui  commandait l’ensemble : la race. Le fait que les différences impliquaient des inégalités intrinsèques concernait aussi la gestion politique des populations et pouvait cautionner un racisme eugénique d’Etat.

Aussi la réponse à cette question était-elle complexe car elle devait prendre en compte plusieurs dimensions, l’une dans le cadre de l’histoire des sciences et de la nature en général, une autre concernant  la réinterprétation politique de divers discours scientifiques, et une troisième enfin concernant la dynamique interne des anthropologies française et européenne depuis, disons, les années 30 jusqu’aux années qui ont suivi la fin de la seconde guerre mondiale.

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur ce dernier point, qui concerne directement l’histoire de l’anthropologie française ?

 

L’anthropologie  biologique a évolué assez longtemps en se fondant sur un paradigme indiscuté : l’espèce humaine, bien qu’unitaire, est  diversifiée en plusieurs grands groupes  caractérisés par leur morphologie corporelle et par divers traits comportementaux[1]. La recherche  se donnait pour objectif de décrire cette diversité et d’établir un classement en « grandes races », elles mêmes divisées en sous-races etc. Certains se préoccupaient aussi de distinguer dans les comportements ce qui était fondamentalement inscrit dans ces races et ce qui  tenait à l’environnement  climatique, historique etc. Ce courant était dominant à la société danthropologie de Paris, fondée par Broca, au Musée de lHomme et dans  l’enseignement.

Un courant minoritaire  en France avait une conception plus dynamique. On peut schématiquement l’illustrer par le livre d’Henri Neuville, L’espèce, la race et le métissage en anthropologie (Paris, Masson, 1933). Ce sont d’ailleurs les recherches sur des populations métisses qui ont donné depuis les arguments les plus solides  à ceux qui estimaient comme simpliste la conception typologique classique de la race et qui ont préludé à un renouvellement complet de la « question raciale » par la génétique des populations. Les tenants de ce courant, travaillant sur des populations, au sens démographique, ont vite perçu que  toute population humaine (au sens des généticiens) est aussi une société et que dans une société les individus ont les uns avec les autres divers modes de relations que structurent des règles sociales. Les rapports entre les sexes et les structures matrimoniales par lesquels passe nécessairement toute transmission génétique deviennent alors une modalité de la gestion sociale d’un fait biologique essentiel, la reproduction, et ont une incidence directe sur la structure génétique de toute population humaine. Le travail anthropologique était alors de confronter le modèle théorique idéal de la génétique des populations (la panmixie, c’est à dire  des unions strictement au hasard au sein d’une population de nombre infini) et d’analyser comment, dans la réalité, les écarts à ce modèle panmictique (par les mutations, le métissage, la sélection et la dérive génétique) conduisaient à une variabilité dans la distribution des gènes, à une « raciation » statistique, qui n’avait rien à voir avec les visions typologiques antérieures .

 

Le choix de Moscou comme lieu de la réunion du groupe d'experts avait-il une signification politique ?

 

Je ne pense pas qu’il y ait eu la moindre signification de cet ordre, et cela se vérifie d’autant mieux que la quasi-totalité des participants étaient des chercheurs engagés dans une connaissance de la génétique, et se fondaient sur la génétique des populations, à une époque où la  doctrine soviétique était très marquée par le rejet de ces positions sous l’influence de Lyssenko. Nous n’avons rien ressenti en ce sens. Etant délégués de l’Unesco, nous avions de multiples contacts locaux, nous n’étions pas hébergés dans un  hôtel réservé aux touristes étrangers, nous avons été reçus très chaleureusement à l’Académie des Sciences. Il me semble que pour les  chercheurs russes que nous avons rencontrés nous étions une occasion d’aération intellectuelle.

 

Ce qui frappe, lorsqu’on relit les différentes déclarations sur la race (jusqu’à celle de 1964), ce sont les incontestables avancées de pensée : déjà, en 1950, l’accent est mis sur le fait que la perception de la variabilité humaine obéit à des schémas préconçus ; en 1964 est pointée l’importance de la structuration sociale des unions reproductrices dans la dynamique biologique des populations. Mais c’est aussi la persistance de la catégorisation raciale : dans la déclaration de 1950, il est fait mention de trois grandes divisions : mongoloïde, négroïde et caucasoïde ; dans celle de 1951, on parle des « grands races » ; enfin en 1964, on continue à évoquer trois stocks majeurs… Pourtant, quelques années plus tard, c’est le principe même de la classification qui est mis en cause, pour aboutir au postulat simplificateur qui a fait florès auprès du grand public : « les races n’existent pas ». Comment avez-vous reçu pour votre part ce changement de paradigme, qui prend effet des années 1950 à la fin du siècle ?

 

On est passé d’une anthropologie  issue de la paléontologie, marquée par la description de caractères anatomiques, à la recherche de caractères reconnus incontestablement comme héréditaires et à l’étude de leur répartition de population en population. Le grand virage a eu lieu avec l’emploi des groupes sanguins, grand virage qui conduirait les sciences de la vie à donner la prépondérance aux concepts et données issus de la biologie moléculaire sur ceux qui usaient de traits morphologiques avec un objectif descriptif et classificatoire, et ce mouvement allait bien au delà de la seule espèce humaine.

En 1954, Mourant donna le coup d’envoi[2]. Il publia une somme rassemblant un nombre considérable de groupes sanguins relevés dans la plupart des pays du monde, et il établit des gradients de diversité, identifia des concentrations et permit ainsi de commencer à évaluer ainsi les distances génétiques entre des populations. Dès lors le concept classique de race commença à s’étioler. Il passa d’une « essence » à une «  existence », c’est à dire d’une donnée a priori  de la nature, objet à comprendre, à la résultante d’une succession d’événements à décrypter. Événements qui se déroulaient au sein de populations, c’est à dire d’entités plus ou moins cernées par des barrières géographiques ou sociales freinant la circulation des gènes. L’approche se raffina à mesure que les connaissances génétiques s’accroissaient. La découverte du système HLA apporta des marqueurs génétiques plus complexes et donc plus riches en informations. On précisa les distances entre populations et les gradients géographiques, on dégagea par l’étude d’isolats les mécanismes de la microévolution, point de départ d’une « raciation » désormais mieux comprise comme étant l’effet des facteurs d’évolution communs à toutes les espèces et à leur diversification : les mutations, la sélection, la dérive génétique (dont l’effet fondateur dû aux fluctuation d‘échantillonnage lors des migrations), et les flux géniques, expression génétique du métissage[3].

 

On comprend dès lors comment, chez la majeure part des généticiens et des anthropobiologistes, s’est alors imposée l’appréciation renouvelée de la diversité biologique humaine  à partir des nouvelles connaissances de la génétique des  populations , moment que l’on indexe souvent sur l’article de Richard Lewontin, le célèbre généticien de Harvard, démontrant, à partir de modèles mathématiques (et non pas de populations réelles), que la variabilité est beaucoup plus forte entre les individus qu’entre les populations[4]et posant en cela  les bases du continuum dans lequel s’inscrit cette variabilité. Position qui a été popularisée en France par Albert Jacquard… Pourtant cette position a commencé à être contestée dès le début des années 2000, par des auteurs anglo-saxons  indiquant que la race est une bonne approximation (proxy) d’entités repérables au sein de la diversité humaine. De plus l’entrée en scène de l’ADN a alors changé la donne, pouvant donner à certains l’idée d’un certain retour de la race biologique… Que pouvez-vous dire sur ce point ?

 

La génétique moléculaire et le séquençage du génome humain ont permis des études sur la diversité humaine d’une précision et d’une  taille jusque  là impensables. Disposant du séquençage génétique on a pu examiner la répartition non plus de gènes, mais des bases constituant l’ADN et comparer les substitutions qui, par insertion, délétion ou duplication affectent la structure de celle-ci, et cela en observant de nombreux individus et en comparant ensuite diverses populations. C’est ainsi que le projet « 1000 génomes » a étudié sur 2504 individus, dans 26 populations, 84,6 millions de sites de telles bases. Il en est ressorti  que la variabilité des populations africaines était nettement plus grande que celle des autres populations, ce qui  s’accorde avec le fait que l’origine de l’homme est africaine, alors que sa dispersion par migrations s’est accompagnée d’effets fondateurs et donc d’une réduction de la variabilité dans les populations issues de ces migrations. Notons aussi que la cartographie des fréquences géniques  en Afrique offre une grande coïncidence avec la cartographie de langues, ce qui confirme s’il en était besoin que les entités biologiques humaines, les populations, sont aussi des sociétés. Ce que l’on a appelé race apparaît alors comme la spécificité biologique de ce entités, et ne peut être  éludé, mais doit être  interprété de façon compatible avec la réalité de son support génétique. Un autre grand programme, le programme Hap Map, a examiné par génotypage un million de polymorphismes sur de nombreuses populations à travers plus de trois millions d‘individus. Il en résulte que la différence est faible entre populations humaines, et ne recèle que 12% de la  différenciation génétique totale, alors que 88 % s’expliquent par des variations au sein des populations, ce qui est le corollaire de la jeunesse de notre espèce.

Mais une zone d’ombre demeure, que l’on commence à explorer : dans quelle mesure des traits biologiques sont-ils modelés par la culture, et comment ?

 

Sur la question de la diversité humaine, de ses fondements biologiques mais aussi des nombreux discours et interprétations qui ont conduit à lier la biologie à des idéologies du rejet de l¹autre et de l’exaltation de l¹identité de soi-même, quelle est aujourd’hui votre position, après toutes vos années de réflexion sur le sujet ?

 

Si l’approche biologique de la diversité humaine montre comment une espèce de primates lhomme, s’est répartie sur d’immenses territoires entre lesquels cette espèce a élaboré des variations, cela laisse intacte une question, une pensée qui ont traversé l’histoire et hanté tous les continents. On ne saurait mieux l’exprimer que dans les termes généraux dont use Louis Chevalier[5]: « En tous lieux et pour toutes les époques, rien n’est aussi habituel à la psychologie populaire que cette attention aux caractères physiques, immédiatement considérés comme significatifs de caractères moraux ». Ce volet du questionnement, doit être abordé sans préjugés ni interdits mais avec une grande rigueur, d’autant que nos connaissances laissent en suspens bien des questions dès lors que l’on ne veut appuyer les réponses que sur des données scientifiques et non sur les discours contradictoires issus de diverses idéologies qui, chacune, se perçoit comme l’expression d’une morale.

La pensée traditionnelle, dans les rapports qu’elle installe entre entre nature et culture, voit dans tout le biologique le fruit de l’hérédité, et assigne aussi au biologique, et donc à l’hérédité, des transmissions culturelles. La distinction entre les deux ordres est pourtant fondamentale et incontournable ! Il m’apparaît que la dimension biologique, souvent invoquée comme l¹un des outils de légitimation de différences infranchissables, est fondée sur une vision de la biologie humaine tout à fait superficielle, voire artificielle. Aussi me paraît-il vain d’entrer en tant que biologiste dans une discussion où la biologie détournée devient un argument à l’appui d’opinions préexistantes. Même la forme de pensée de chercheurs non-biologistes qui, s’appuyant sur un mélange d’idéologie et d’ignorance,  dissertent sur la race est proche des représentations qu’on peut qualifier de « populaires ». On ne peut, on ne doit pas faire  entrer un système de valeurs dans l’évaluation des résultats d’une recherche biologique. Or, des intellectuels  introduisent une morale dans le débat scientifique. La question de la race est posée à partir de cette morale, qui classe toute conclusion en bien ou en mal ; on est persuadé que ce qui est bien correspond à la vérité ; et le mal, selon cette morale, reflète l’erreur scientifique…

Je suis très loin de cette façon de penser et beaucoup plus proche de concevoir qu¹il faut tenir la recherche sur les réalités de la nature à distance des jugements de valeur. Pasteur le disait clairement : « Quand j’entre dans mon laboratoire, je laisse Dieu à la porte ». Claude Bernard conseillait de « ne tenir pour vrai que ce qui est démontré absolument comme tel » et Darwin usait d’une liberté totale dans l’interprétation de ses observations, faisant fi de toutes les pressions et de tous les présupposés de la philosophie, de la religion ou de la science de son temps. Avec la nature on ne peut dialoguer pour présenter nos opinions ; nous devons uniquement la questionner et l’écouter. Le progrès de la science n’est pas dans les réponses mais dans le fait que nous posons des questions de plus en plus précises, qui s’approchent de plus en plus de la réalité. Il faut savoir être silencieux à l¹intérieur de soi pour écouter la nature, la questionner, l’accepter.  Sans rejeter le besoin d’un jugement éthique, mais en sachant que sa source est hors de la nature et que celle-ci ne peut y participer. Or beaucoup de nos contemporains sont prêts à refuser les réponses de la nature si elles ne sont pas en accord avec ce qu'ils interprètent comme une morale.

Le dialogue avec les biologistes garde-t-il alors quelque intérêt ? C’est ce qui fait sans doute l’échec des tentatives de l’Unesco. Car le débat n’est pas là. Il est ailleurs. Les propos sur le substrat biologique de « la race » invoquent la biologie, à partir de l’intuition ordinaire, mais ne tiennent pas compte de la science biologique, généralement peu connue. On oublie l’incommensurabilité entre la rationalité, ses exigences, son humilité, instrument de connaissance, et les valeurs, qui jouent un rôle tout à fait différent, nécessaire à l’ordre social et à la protection des individus. Mais les valeurs ne sont pas des instruments de connaissances et quand elles interfèrent avec ces instruments, elles les faussent. Car ce n’est pas en référence à la réalité de la nature ou au passé du monde qu’une éthique se construit mais à partir d’un idéal, d’un projet. Elle est création et non déduction, produit de l¹homme et non de la nature.

 

Qu’en est-il dans ces conditions, puisque connaissance scientifique et pensée ordinaire se situent dans deux registres différents, de la lutte contre le racisme ?

 

Je me demande finalement si tout ce combat pour lequel on a cherché des armes dans la biologie n’était pas en porte-à-faux avec la réalité sociale. Les travaux scientifiques sur les fondements de la diversité biologique humaine ont certes abouti à des conclusions tout à fait incontournables. Mais quelle a été leur impact sur la pensée la plus commune, et même sur diverses pensées « savantes » ? Les opinions sur les inégalités raciales prennent racine ailleurs, dans des constats élémentaires et des discours affirmatifs. Une discussion argumentée est-elle leur vrai antidote ?

Qu’on me permette de citer deux brefs textes que je juge très significatifs et qui confortent mes conclusions. Commençons avec l’anthropologue Wiktor Stoczkowski, Après avoir examiné la question du racisme et de l’exclusion, il conclue : « à mon avis, cette lutte sera vouée à l'échec aussi longtemps que nous ignorerons les véritables ressorts conceptuels de la pensée de l'exclusion. Et nous les ignorerons tant que nous continuerons à nous désintéresser de la pensée que je qualifie d'ordinaire… »[6]. Sous un autre angle, dans son essai L’assignation. Les Noirs nexistent pas [7] l’essayiste Tania de Montaigne note : « en matière de race  il faut que l’on croie, pas que l’on pense. C’est pourquoi, même si la science a fait la preuve qu’il n’y a aucune différence chromosomique entre une personne d’une couleur et une personne d’une autre, pas plus entre une personne d’une religion  et une personne d’une autre, la Race tient bon ».

Cette représentation de la Race, qui tient si bon, on s’est appuyé sur la théorie de l’évolution et sur  les développements de la génétique des  populations pour la pourchasser. Ces travaux ont certes annihilé la notion d’une essence naturelle formant une entité close qui puisse être nommée « la race ». Mais cela a-t-il la moindre influence sur le discours antisémite courant, sur les extrémistes du Ku-Klux-Klan, ou tout simplement sur la perception ordinaire ? Négliger ceux qui ont ces pensées, c’est le faire à partir d’un autre univers que semble contredire leur quotidien. Ce n’est pas en opposant la voie de la science au chemin suivi par une pensée qui n’a pas de lien avec elle que l’on peut avoir quelque influence, car aucun argument issu de la raison ne peut chasser une conviction issue soit de la passion, soit du « bon sens ».




[1] L’historienne Carole Reynaud-Paligot montre clairement les positions de l’anthropologie biologique française du premier tiers du 20° siècle dans son livre La République raciale, Paris,  P.U F, 2006.

[2] Arthur Mourant, The Distribution of the Human Blood Groups, Blackwell Scientific Publications, Oxford, 1954.

[3] Première synthèse en français de ces avancées : La diversité biologique humaine, sous la dir. de Jean Hiernaux, Paris, Masson et Montréal, Presses de l’Université, 1981.

[4] Richard Lewontin R, « The apportionment of human diversity », Evol Biol. 1972, 6 : p. 381-98.

 

[5] Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958, p. 577.

[6] Wiktor Stoczkowski, « La pensée de l'exclusion et la pensée de la différence. Quelle cause pour quel effet ?”, L’Homme, 39/150, p. 41-57.

[7] Tania de Montaigne, L’assignation. Les Noirs nexistent pas, Paris, Grasset, 2018, p. 32.

 

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