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SUR "LES FABLES CREOLES" DE F. A. MARBOT

SUR "LES FABLES CREOLES" DE F. A. MARBOT

Notes et remarques complémentaires sur les fables créoles de F.A. Marbot : un texte rectifié et une énigme à résoudre, par Jean-Pierre Jardel

Après avoir lu l’ouvrage très intéressant de Jean Bernabé consacré à La Fable Créole (1), il paraît utile d’ajouter quelques notes complémentaires à ses commentaires et à ses analyses pertinentes. Elles porteront en particulier sur le livre de F.A Marbot. Les Bambous. Fables de Lafontaine(sic) travesties en patois créole par un vieux commandeur.(2). Elles mettront en évidence des divergences entre l’édition originale et les rééditions successives. Elles montreront également comment les premiers commentateurs: Jacques Turiault (1874), Louis Garaud (1895), ont modifié, volontairement ou non, certaines fables de Marbot. Ces notes et remarques s’intéresseront aussi aux éditions bilingues qui ont reproduit un certain nombre de modifications introduites lors de l’édition de 1869, et souligneront quelques contradictions dans les traductions françaises proposées. Enfin, l’analyse de l’iconographie, placée sur la couverture des premières éditions, permettra d’apporter des données supplémentaires pour mieux cerner le contexte socio-politique lié à l’élaboration de ces fables. Il ne faut pas oublier que cette oeuvre originale de Marbot - dont on peut critiquer, il est vrai, le contenu idéologique - a obtenu un certain succès puisqu’elle a été non seulement rééditée six fois, mais aussi imitée ou plagiée (3).Elle a été citée également par de nombreux auteurs jusqu’aux fêtes du Tricentenaire(1935), lorsqu’il s’agissait de mettre en exergue le langage créole (4). Il convient donc de rendre à Marbot ce qui appartient à Marbot tout en posant le problème de savoir qui a modifié le texte original. Est-ce l’auteur lui-même? ou bien l’éditeur ? ou bien encore une tièrce personne ?

1.- Sur les éditions successives

1.1.- Une énigme à résoudre

Pour tenter d’y voir un peu plus clair, on rappelera que la première édition du livre de François Achille Marbot a été réalisée à « Fort-Royal », en 1846, par E. Ruelle et Ch. Arnaud, imprimeurs du Gouvernement, comme il est indiqué sur la couverture. C’est un ouvrage dans lequel les fables créoles n’ont pas été traduites en français. La seconde édition daterait de 1849, malheureusement aucun exemplaire n’a pu être retrouvé par l’auteur de ces lignes. Par contre, l’édition post-mortem, baptisée « Nouvelle Edition », imprimée à «Fort-de-France», en 1869, par la Librairie de Frédéric Thomas, a été largement diffusée. Divers indices entraînent à penser que cette édition a servi de référence à l’ouvrage bilingue de Peyronnet et Cie, publiée à Paris en 1931, et à celle également bilingue de Casterman, parue en 1976 (5). Elles comportent globalement les mêmes différences par rapport aux textes originaux des fables de Marbot. Les autres rééditions ont été réalisées chez Maisonneuve à Paris en 1870, et chez A. Makaire , en 1885, à Aix-en-Provence.

La clef pour résoudre l’ énigme posée par la modification des textes de Marbot se trouve peut-être dans la seconde édition de 1849. On peut supposer en effet que Marbot a fait lui même rectifier, à l’occasion de la réédition de son livre, une partie de la ponctuation, certaines rimes et l’orthographe de plusieurs mots. De même, il aurait fait modifier la fin de la fable La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Boeuf. On peut imaginer aussi que Marbot, avant son décès à l’île de la Réunion en 1866, ait adressé un courrier à son futur éditeur martiniquais: la librairie F. Thomas, pour qu’il corrige son texte. S’il n’est pas intervenu, on est alors en droit de penser que c’est l’éditeur de la publication de 1869, dans laquelle on relève tous ces changements, qui a retouché les fables. Cette hypothèse semble peu probable, mais elle ne peut être totalement écartée. Pour apporter une réponse appropriée il faudrait disposer d’un exemplaire de la deuxième édition, ou bien retrouver des traces d’une relation épistolaire entre Marbot et la Librairie F.Thomas, dépositaire de son ouvrage dès 1846. Le problème est posé.

A défaut de n’avoir pu compulser l’édition de 1849, on a comparé l’édition de 1846 à celle de 1869, et aux deux éditions bilingues de 1931 et de 1976, tirées de cette dernière. Elles laissent toutes apparaître les nombreuses rectifications apportées aux fables « travesties en patois créole », soit en 1849, soit en 1869.

1.2. -La couverture de l’ouvrage original retouchée

Quand on compare la couverture de l’édition originale du livre de F.A Marbot à celle de la « Nouvelle Edition », datée de 1869, on relève quelques différences qu’il n’est pas inintéressant de signaler. Dans l’édition originale on peut lire Lafontaine » écrit en un seul mot, alors que dans l’ édition de 1869, on a rectifié l’orthographe du nom, maintenant imprimé « La Fontaine» sur la couverture, ainsi que dans le Prologue. Or, c’est justement cette nouvelle manière d’orthographier le nom du fabuliste qui se trouve dans les deux publications bilingues (créole / français) de 1931 et de 1976. En outre, cette dernière édition reproduit aussi le fac similé de la couverture de 1869. C’est une des raisons pour lesquelles on peut avancer que les textes créoles de ces publications bilingues sont liés à ceux de l’ouvrage de 1869.

Pour rééditer le livre de Marbot, Frédéric Thomas a repris la présentation générale de la couverture de la première édition, en introduisant cependant quelques changements. S’il a rectifié effectivement l’orthographe de « Lafontaine », il a aussi remplacé Fort-Royal par Fort-de-France, ce qui est somme toute normal puisque le nom de la ville avait changé après la Révolution de 1848. Il a surtout précisé qu‘il s’agissait d’une « Nouvelle Edition ». Mais pourquoi ce label ? Etait-ce pour justifier simplement le fait qu’il avait supprimé la page Errata incluse dans l’édition de 1846, et qu’il avait corrigé, dans le texte, les quatre erreurs signalées par Marbot dans cet Errata ? Ou bien était-ce pour signaler aux lecteurs que les textes créoles du « vieux commandeur » avaient été revus et retouchés ?

1.3. - Le texte original rectifié

Les fautes signalées par Marbot dans l’édition originale portaient essentiellement sur des accents mal placés, des virgules mal mises et une faute de frappe. Cela montre qu’il était sensible aux marques de ponctuation et aux problèmes de la prononciation des mots créoles. Or, il s’avère que dans la «Nouvelle Edition», comme dans les rééditions suivantes, la ponctuation a été largement modifiée ainsi que la phonétique de certains mots. Par exemple, de nombreux accents graves ont été remplacés par des accents aigus. Or, ces rectifications entraînent une modification de l’intonation. C’est là un sujet qu’il ne faut pas négliger, surtout lorsqu’il s’agit d’une langue orale transcrite , comme l’a bien mis en évidence Christine Hazaël-Massieux pour le créole ( 6 ). Le passage à l’écriture, n’est pas une simple transcription de l’oral. Par le biais de la ponctuation l’auteur donne une intonation qui transmet des informations grammaticales.

Dès lors, on comprend la nécessité d’attirer l’attention sur les modifications, volontaires ou non, apportées lors des rééditions à ce sujet. A cela s’ajoutent naturellement certaines erreurs typographiques commises par inadvertance.Quoiqu’il en soit, si les changements n’ont pas été proposés par Marbot, on se trouve en présence de textes créoles qui trahissent d’une certaine manière la pensée de l’auteur. Néanmoins un doute subsiste tant que la première réédition, celle de 1849, réalisée du vivant de Marbot, n’a pas été consultée. Il est toutefois certains que les modifications volontaires, auxquelles viennent s’ajouter des fautes typographiques, contribuent à changer l’oeuvre originale. Cela peut avoir pour conséquence d’entraîner les analystes ou les commentateurs à commettre des erreurs d’interprétation.

2. - Sur les changements du texte d’origine

2.1 - Des indicateurs de ponctuation déplacés ou modifiés

Alors même que Marbot paraissait être sensible aux faits de ponctuation, et donc d’intonation, comme il l’a montré dans son errata de la première édition, on note que dans les rééditions bilingues de 1931 et 1976 - qui reprennent le texte de 1869 - de nombreuses modifications ont été apportées dans ce domaine. Bien souvent la ponctuation ne correspond pas à celle des fables de l’ouvrage initial.

Ainsi, dès le Prologue. on relève plusieurs changements de ponctuation. Par exemple, une virgule a été ajoutée après « clè com jou , », or le texte original de Marbot n’en comporte pas. De même, des virgules ont été ajoutées à la fin du Prologue, après « C’est moyen pou nous rendi, » et après « Quand nous mo, ».

On peut prendre encore en exemple le texte de La Cigale et la Fourmi. Marbot a placé dans son texte original une virgule après / cigale /. Il écrit : « Yon cigale, y té tini
Qui toujou té ka chanté; »

Ce qui, dans les éditions suivantes, devient : « Yon cigale y té tini
Qui toujou té ka chanté; »
Dans ce texte, qu’il faut lire à haute voix, la suppression de la virgule entraîne un changement de la rythmique et donc de l’intonation. Dans cette même fable d’autres rectifications de ponctuation ont été réalisés. On constate, par exemple, qu’un point virgule a été remplacé par un point d’une part et, d’autre part, que l’on a supprimé une virgule et rajouté deux point-virgules.

C’est ainsi que Marbot écrit en 1846 : « Y té tini yon frommi
Côté li té ka rété;
Yon jou cigale té ni faim
Li ka chaché moceau pain, .»

Or, dans les rééditions, ce texte a été réimprimé : « Y té tini yon frommi
Côté li té ka rété.
Yon jou cigale té ni faim;
Li ka chaché moceau pain; »
Bref, on pourrait multiplier les exemples, car une grande partie de la ponctuation de Marbot a été modifiée dans l’ensemble des fables. Il est certain que si ce n’est pas lui qui a proposé ces corrections, on est en présence d’une forme de trahison de son texte. Ce qui apparaît encore plus nettement quand il y a eu modification de la «sonorité» de ses vers, et plus précisément de certaines rimes.

2.2. - Des rimes modifiées

La comparaison des textes montre qu’il y a eu modification des rimes, c’est-à-dire de données phoniques. Toujours dans le cadre de la fable La Cigale et la Fourmi, on constate que dans l’édition de 1931 on a mis un accent aigu à la place d’un accent grave, si bien qu’à la lecture cela produit une dissonance.

Ainsi on peut lire : « Quand yo ka dansé bèlè.
- « Anh! anhh! ou ka chanté, ché. »

Dans la fable de La Laitière et le Pot au lait , alors que Marbot a écrit /Saint-Piè / pour rimer avec / mouchouè,/ on peut lire dans l’édition Peyronnet de 1931:
« Moin va gangnein belle mouchouè,
Moin va faraud. A présent,
Quand moin va déçanne Saint-Pié, »

La rime croisée n’existe plus entre « mouchouè » et « Saint-Pié ». Il est possible que ce soit une erreur typographique.? En effet, dans le texte de l’édition Casterman (1976) / Saint-Piè / est correctement orthographié et la rime n’est donc pas supprimée. Il semble que ce type d’erreur soit plus fréquent dans l’édition de 1931 que dans celle de 1976. Il faut donc tenir compte, dans ce recensement des rectifications apportées au texte original, de l’existence de fautes typographiques, qui viennent s’ajouter aux modifications volontaires.

2.3. - Une orthographe revisitée et des accents malmenés

Il convient de noter également que l’orthographe de plusieurs mots a été rectifiée, soit en supprimant des accents, soit en recomposant des mots , soit en mettant des minuscules à la place de majuscules. Ainsi, par exemple dans l’édition de 1846, Marbot écrit dans le Prologue : « nèg maîte moin », alors que dans les éditions de 1869, de 1931, comme dans celle de Casterman (1976), on a fait disparaître l’accent circonflexe placé sur le / i / de «maîte» . De même, un accent grave, placé sur le / e / de «rèndi », a éte enlevé alors qu’il se trouve dans le texte original. Dans La Laitière et le Pot au Lait Marbot écrit deux fois / vouè / avec un accent grave, alors que dans l’édition de 1976 l’un est écrit / voué / l’autre / vouè /. Enfin, on notera que « Paradis », mot qui comprend une majuscule chez Marbot, est écrit « paradis » dans le Prologue des rééditions précitées, etc.

Par ailleurs, on note que Marbot dans ses fables créoles a choisi d’écrire en un seul mot / lavie / ou /lamain / ou bien encore /lariviè /, en accolant l’article au nom, sans doute pour marquer scripturalement le passage du français au créole. Or, on s’aperçoit que ces mots dans les rééditions sont souvent dissociés comme dans la fable Le Loup et le Chien. Alors que Marbot écrit / Lamaison / et / lavie /, on a transcrit « la maison » et « la vie ». Par ailleurs, dans La Cigale et la Fourmi Marbot a écrit : « Chè doudoux », alors que dans l’édition de 1931, il est écrit : « Chè doudou ». Le / x / a donc disparu, mais là encore on peut se demander si ce n’est pas une erreur typographique ?

2.4. - Des traductions et des contresens

Les traductions en français des fables de Marbot peuvent être contradictoires et changer le sens du texte. Quand on regarde, entre autres, les premiers vers du Prologue, on lit le texte suivant:
« Zott toutt, nèg maîte moin, semblé:
Moin ni conte pou moin conté
Ba zott. Faut couté yo bien,
Si zott vlé sauvé chagrin.
Ca moins ka dit zott couté
C’est bagage faite pou béké. »

On constate que, dans l’édition bilingue de 1931, Louis Jaham-Desrivaux les a traduit ainsi:
« Vous tous, nègres mes maîtres, assemblez-vous.
Quant à moi, j’ai un conte pour conter
A votre adresse. Il faut l’écouter bien
Si vous voulez vous sauver du chagrin.
Ce que je vous dit d’écouter
C’est un bagage fait pour béké.

Dans celle de 1976, Michel Thaly s’écarte de la traduction précédente et propose:
« Vous tous, esclaves de mon maître, assemblés,
J’ai à vous raconter des contes.
Faites silence, il faut bien m’écouter
Si vous voulez chasser le chagrin.
Ce sont des contes fait pour les blancs. »

On s’aperçoit que les traductions du premier vers, en particulier, sont divergentes. Louis Jaham-Desrivaux commet un contresens. quand il traduit / nèg maîte moin / par « nègres mes maîtres ». Il ne faut pas oublier que Marbot se présente comme un vieux commandeur. Michel Thaly semble donc avoir raison quand il écrit « esclaves de mon maître ». Car, c’est le « vieux commandeur » qui raconte aux « nègres-esclaves de son maître » ces histoires pour chasser leur chagrin. Il faut donc se méfier des traductions qui peuvent conduire à trahir, là encore, la pensée de l’auteur. Jean Bernabé pense d’ailleurs que pour traduire par « nègres, mes maîtres » il aurait fallu qu’il y ait une « distorsion de la ponctuation » et que Marbot écrive « nèg, maîte moin ». ( 7 ). On voit donc, ici encore, toute l’importance de la ponctuation.

Par ailleurs, L.Jaham-Desrivaux a traduit en créole les intitulés des fables que Marbot avait laissé en français. Ce dernier s’était contenté de reprendre les titres donnés par La Fontaine, voulant montrer ainsi qu’il s’était inspiré de cet auteur, même s’il avait adapté ses fables au contexte antillais.Or , on peut se demander s’il n’y a pas eu la une forme de trahison de la pensée de Marbot en affublant chaque fables d’un intitulé en créole. D’autant que les traductions ne sont pas tojours très réussies. Par exemple, La Laitière et le Pot au lait a été titrée: « Négresse Bitation et Pott Lait », alors que Marbot dans le texte de cette fable écrit : « pott laitt » ainsi que « lhabitation » et non pas « bitation ». Si le traducteur avait voulu rester au plus près de l’écriture de Marbot, il aurait dû proposer comme intitulé : « Négresse Lhabitation et Pott Laitt ».

2.5 - Une morale refaite ou substituée ?

Chose encore plus étonnante, la morale de la fable La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Boeuf a été totalement modifiée. Dans le texte original il est écrit:
« Bon Gué save ça li ka fè;
Li metté lassous latè
Gens com i faut com canaille;
Yon motié c’est pou travaille,
Lautt motié pou fè engnien.
Et ça qui pas tini bien
Pou doué fè com ça qui ni,
Pace y’a toujou mal fini. »

Or cette morale, pour des raisons que l’on ignore, a été totalement transformée et le nombre de vers réduit de moitié pour donner ce qui suit :
« Tout fois nèg vlé fè doctè,
I faut yo souffri doulè,
Pace yo ka mett fins souliés.
Couè moin, chè, rété ni-piés! »

Il s’agit là d’une véritable substitution. Mais qui en est l’auteur ? A première vue, on pourrait croire qu’il ne s’agit pas de Marbot.. En effet, si on regarde les mots qui terminent les deux derniers vers, on peut observer qu’il ne les orthographie pas de cette manière dans plusieurs de ses fables. Par exemple, on note qu’il écrit « souliers » dans La Laitière et le Pot au Lait, et « pied » dans Les Membres et l’Estomac, Le Cheval et le Loup. Mais une lecture plus attentive de ses fables révèle qu’il écrit aussi « soulié », dans La Mort et le Bûcheron et « pié » dans La Laitière et le Pot au Lait.. .Par ailleurs, il fait usage plusieurs fois de l’expression « fè doctè »; on la retrouve dans les Deux Mulets et dans Le Héron . Tous ces indices pourraient laisser croire que finalement Marbot est l’auteur de ces quatre vers. Si cette hypothèse est possible, plusieurs questions demeurent. Pourquoi avoir composé cette dernière morale ? Pouquoi l’avoir substituée au texte original ? Le contenu idéologique de la première morale était-il si marqué qu’il faille le changer ? Ou bien a t-il voulu ( ou a-t-on voulu) raccourcir le texte pour se rapprocher un peu plus de la forme ramassée de la fable de La Fontaine, dont la morale comprend également quatre vers ?

Quoiqu’il en soit, les fables créoles de Marbot ont subi des modifications, volontaires ou involontaires, quand il s’est agit de les reproduire en totalité ou en partie. Ces faits apparaîssent d’une manière évidente chez les premiers commentateurs de Marbot.

3. - Sur les premiers commentateurs

3.1 - Jacques Turiault ou la falsification de La Laitière et le Pot au lait

Il semble que le premier commentateur des Fables de Marbot soit Jacques Turiault. Ce dernier, en 1874, dans son Etude sur le langage créole de la Martinique ( 8) , a reproduit un extrait de la La Laitière et le Pot au lait.

L’extrait de la fable de Marbot, proposé par Jacques Turiault, laisse apparaître quelques rectifications du texte original. Des accents et l’orthographe de plusieurs mots ont été retouchés, sans doute pour être au plus près de la prononciation Par exemple, Marbot écrit :
« ... Après m’a fè diri doux,
Macriau frit, calalou,
M’a vanne ça pou nèg canot,.. »

Turiault transcrit : « m’a fé diri doux », au lieu de / m’a fè /, et / nèg cannott / au lieu de / nèg canot /. De même, alors que dans le texte original il est écrit : « Moin va faraud. A présent, », on lit chez Turiault : « Moin va Faraud. Apouesent., ». Par ailleurs, alors que Marbot a écrit : « Et pis m’a vanne pouésson frit, » Turiault note : « Epis m’a vanne pouesson frit ». En outre, à la fin de l’ extrait de la fable de Marbot, qui s’arrête au vers : « Pou yo vouè moin : Aîe! aïe! aie! », il ajoute l’onomatopée /Blou coutoume / (Patatra), laquelle n’est pas dans le texte de Marbot.

Les modifications peuvent aller jusqu’à changer la phonétique des rimes des vers de Marbot.
Ainsi, par exemple, Marbot dit: « Evec yon chimise brodé,
Belle jipe, belle souliers dans pié.... »

Turiault, qui a modifié l’orthographe de « souliers » en écrivant « souliés » , a mis un accent grave à brodè et à piè. Il a changé ainsi la phonétique des mots et la tonalité des rimes. Jacques Turiault a donc lui aussi trahi d’une certaine manière le texte de Marbot. Dans l’édition originale les rimes considérées se terminent par / é / et non pas par / è /. Autrement dit, il a modifié des phonèmes, si bien qu’à la lecture la pronciation n’est plus la même. Les rimes ont été changées, ce qui est relativement grave eut égard au travail de Marbot.

3.2 - Louis Garaud: encore des modifications, dans La Laitière... et dans les Deux Mulets.

Si l’on regarde maintenant du côté de Louis Garaud, ancien vice-recteur de La Martinique, on note qu’il a consacré un chapitre entier aux fables de Marbot, dans son livre Trois ans à La Martinique, publié en 1895 ( 9) . Il est relativement élogieux à l’égard de l’ouvrage de Marbot qui a fait oeuvre originale, écrit-il. Il n’hésite pas non plus à lui adresser des critiques sur certaines transpositions des fables de La Fontaine, dont les sujets étaient d’une plus large envergure que ceux de La Laitière et le Pot au lait, ou de La Cigale et la Fourmi.

Or, Garaud, comme Turiault, apporte des modifications au texte original de Marbot, qu’il semble avoir découvert à partir de l’édition de 1869. Chez lui / Mouchouè / devient /Mouchoué / et /Saint-Piè /, se transforme en /Saint-Pié /. Il s’agit peut-être d’une erreur de transcription. Par contre, cet auteur ajoute dans la morale de la fable le mot /quiou / que Marbot n’a pas écrit dans son texte, l’ayant remplacé par des pointillés. Il supprime, en outre, deux virgules, ce qui entraîne un changement d’intonation.

Comparons: Marbot écrit : « Jamin dans moune nous pas doué,
Ladans......poule, compté zé. »

Garaud réécrit : « Jamin dans moune nous pas doué
« Ladans quiou poule compté zé. »

Louis Garaud reproduit également la fable Les Deux Mulets, dans laquelle il change systématiquement les accents graves en accents aigus, si bien que / doctè / devient /docté /, et /Mon chè / devient / mouché / avec une faute de transcription. Il en est de même pour volè qui devient /volé / et / khè / qui hérite d’un accent aigu et se transforme en / khé /. Des points d’interrogation sont ajoutés. Le texte n’est plus le texte,/ il est dénaturé.

4. - Sur l’iconographie et sa symbolique

4.1.- Le dessin de la couverture

Il est intéressant d’observer également l’iconographie que l’on voit au centre de la page de couverture de la première édition, et que l’on retrouve sur l’ édition de 1869. On note que cette couverture a été reproduite en fac similé dans l’édition Casterman de 1976. Cette iconographie se présente sous la forme d’un dessin que l’auteur a signé J.D, et qui est surmonté d’une citation de « Lafontaine»: On ne considère en France que ce qui plaît.......

Ce dessin soulève quelques interrogations. Il représente un esclave noir et un maître blanc, apparemment cachés derrière un monticule dans les mornes de la Martinique. Ils cherchent à fuir alors qu’au loin arrive une troupe de soldats en armes. Le blanc est vêtu, chaussé et chapeauté, alors que le noir est à demi-vêtu et pieds nus, ce qui est le signe de sa condition servile. Il semble exister entre ces deux personnages une certaine connivence qui pourrait les entraîner à s’éloigner des forces de l’ordre colonial et, au-delà, métropolitain. Toutefois,on remarquera sur le dessin, les gestes et les postures des deux personnages. Le maître tend le bras gauche dans la direction opposée à celle des soldats, alors que l’eclave noir demeure assis, son bras droit tendu vers la troupe. Il hésite à suivre son maître. Pourquoi cette représentation ? Quelle peut être sa symbolique ?

On peut penser que cette représentation iconographique a été placée sur la couverture pour illustrer le vers du Prologue « Nèg, béké, toutt doué souffri; », vers que Marbot a assorti d’une note dans laquelle il précise: « Parmi les nègres, nèg se dit pour esclave, et béké pour maître. Ce vers doit donc se traduire ainsi: « Esclaves, maîtres, tous doivent souffrir » (10).On pourrait également avancer que ce dessin illustre d’une certaine manière la fable Les membres et l’estomac. Mais alors pourquoi ces soldats en arrière-plan ? Comment expliquer leur présence sur ce dessin ?

4.2.- Interprétation de la symbolique du dessin

Un regard sur l’histoire politique et sociale des Antilles, et plus précisément celle de la Martinique, peut nous aider à comprendre la présence de ces soldats et à interpréter le dessin considéré. On signalera, en effet, que le 5 janvier 1840 une ordonnance fut prise qui ébranla le système esclavagiste en donnant aux procureurs généraux, aux procureurs du roi et à leurs substituts, le droit et l’obligation de visiter périodiquement les Habitations, afin d’y contrôler l’application des règlements concernant la nourriture, le travail, le régime disciplinaire des esclaves.La venue de ces fonctionnaires sur l’habitation constituait en soi une révolution. Une autre ordonnance sur le régime disciplinaire de septembre 1841 compléta ces mesures et, fait nouveau, ces lois furent réellement appliquées. Plusieurs procès pour sévices eurent lieu les années suivantes qui remirent sérieusement en cause l’autorité des maîtres.(11)

Marbot « le vieux commandeur » écrit et publie ses fables dans ce contexte de pré-abolition qui annonce un changement de situation pour les maîtres comme pour les esclaves. D’une certaine manière, il paraît s’être posé en médiateur car, dans ce monde colonial à l’avenir incertain, il ne fallait pas que les choses dégénèrent et, en particulier, que les esclaves deviennent « méchants » comme cela est dit clairement dans le Prologue: « Tout ça moin trouvé ladans, Pou empéché zott méchans . »

4.3. - L’analyse de Jean Bernabé ou la fin d’un monde

Les observations précédentes ramènent aux commentaires de Jean Bernabé, qui écrit dans son ouvrage La Fable Créole: « Sans qu’il n’y paraisse en surface, ses fables ( de Marbot) sont parcourues d’un sentiment de fin du monde, - de fin d’un monde - qui agite en profondeur l’apparente bonhomie du ton. Le souci et l’effort de Marbot visent à faire en sorte qu’aucune confrontation ne se produise, c’est-à-dire que les esclaves ne se laissent pas «embarquer» sur la rivière de l’histoire dans l’aventure de l’abolitionisme dont l’idée flotte dans l’air du temps » (12).

Cette idée est encore remarquablement développée dans l’ analyse des fables: Le Chien qui lache la proie pour l’ombre, Le Héron et La Fille. Jean Bernabé note en effet que dans ces trois fables on peut considérer deux cycles: celui ayant trait au monde nègre et celui ayant trait au monde béké (13). Dans le premier cas, tout serait fait pour contenir les débordements redoutés, par le truchement de la morale et de la religion. Dans le second cas, Marbot exprimerait un certain désabusement et marquerait un évident pessimisme quant à l’avenir d’une communauté perçue comme menacée, confrontée à la dureté du temps présent et aux dangers que réserverait un avenir incertain.

Dès lors, on comprend mieux la symbolique du dessin qui représente le nouvel ordre en marche.. Et si l’esclave semble refuser de suivre la direction montrée par son maître, c’est peut être parce qu’il voit un nouvel avenir approcher. Ce que désire l’un (le maître), ne plait pas forcément à l’autre ( l’esclave). Leur chemin et leurs intérêts ne sont plus les mêmes . Mais ces soldats en armes peuvent aussi représenter une nouvelle menace...Une ambiguité demeure.

* * *

En conclusion , à défaut de n’avoir pu résoudre l’énigme concernant l’origine des changements apportés aux textes de Marbot, il convenait d’attirer l’attention des lecteurs sur les nombreuses modifications apportées au texte de la première édition. Ces rectifications ont touché la ponctuation, les intonations, la sonorité de plusieurs rimes et l’orthographe de certains mots. Si on est en droit de penser qu’il a pu lui même retoucher ses fables, il n’empêche que d’autres modifications semblent provenir de fautes typographiques ou d’interventions volontaires faites par d’autres personnes comme J.Turiault, ou L. Garaud. Peu importe si Marbot avait raison ou non d’écrire les mots en créole comme il l’a fait, et de ponctuer ses vers comme il l’a fait aussi. Il a été l’auteur de ces fables inspirées de « Lafontaine » et travesties en patois créole, et il doit le rester. En ne respectant pas son texte d’origine, ou le texte qu’il a peut-être corrigé, on trahit la pensée d’un auteur. Le texte de Marbot est un texte de référence pour l’histoire de la langue créole et doit être reproduit avec toute la rigueur possible, ce qui ne semble pas avoir été le cas depuis 1869.

Il convenait également de signaler le remplacement de la morale de l’une de ses fables La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Boeuf , et les problèmes de contresens posés par les traductions françaises. Enfin, il était utile pour compléter l’analyse de Jean Bernabé de souligner l’intérêt de prendre en compte l’iconographie de la couverture des Fables de « Lafontaine » travesties en patois martiniquais par un vieux commandeur . Dans la mesure où cet ouvrage fait date dans l’histoire de la langue et de la littérature créole, il était nécessaire de repositionner le texte original de F. A. Marbot, qui demande encore quelques analyses sérieuses comme celle que nous propose Jean Bernabé dans son ouvrage La Fable Créole.

Notes
(1) Bernabé Jean. La Fable Créole. Ibis Rouge Editions, Presses Universitaires Créoles, GEREC, Schoelcher, 2001, 206 p
(2) Edition originale publiée à Fort-Royal (Martinique), en 1846, 140 p.
(3) Voir Jardel Jean-Pierre: « De quelques emprunts et analogies dans les fables créoles inspirées de La Fontaine. Contribution à l’étude des parlers créoles du XIXe siècle », dans Etudes Créoles, AUPELF/ ACTT, Vol. VIII, n°1-2, 1985, pp 213-225.
(4) On citera en particulier Jacques Turiault, Louis Garaud, William Dufougeré.Ce dernier, comme les auteurs précédents, a cité et reproduit des fables de Marbot. Voir Madinina. Reine des Antilles . Paris, Berger-Levrault, 1929.pp 80-86.
(5) Imprimé à Tournai (Belgique), 235 p.
(6) Se reporter à son article : « L’intonation et ses fonctions dans le discours en créole et en français régional à la Guadeloupe », dans Etudes Créoles, vol. VIII, n°1-2, 1985, p 183-212
( 7) Jean Bernabé, La Fable Créole, op. cit. p. 73.
(8) Brest, Impr. J.B. Lefournier aîné, 1874, 238 p.
(9) Paris, Picard et Kaan Editeurs, 1895. Chap. XIX, p. 167-178.
(10) Note 2 , page 127 de l’édition de 1846.
( 11) On se reportera à Pierre Pluchon: Histoire des Antilles et de la Guyane. Toulouse, Privat, 1982, p 401.
(12) Jean Bernabé, op. cit. p. 81.
(13) Idem, p. 84.

3. Sur les traductions des Fables et les éditions bilingues

Quedire des accents déplacés ou bien encore modifiés.

Dès 1869, date la nouvelle édition, on commence donc à changer le texte créole de Marbot en modifiant certains accents et l’orthographe de certains mots, afin que leur prononciation soit plus proche de la norme phonétique imaginée par les transcripteurs. Il se peut aussi que ces modifications soient dûes à de mauvaises reproductions graphiques du texte de Marbot reprises par les imprimeurs..
Il y ainsi dans les rééditions des Fables de Marbot des modifications de ponctuation et

Notes

Par ailleurs, après la révolution de 1848 et la fin de la Monarchie de Juillet, Fort -Royal a changé de nom et s’est appelé désormais Fort-de-France, ce qui explique que l’éditeur ait changé le nom du lieu d’édition.

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