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UNE NOUVELLE ILLUSION THÉORIQUE DANS LES SCIENCES SOCIALES : LA GLOBALISATION COMME «HYBRIDATION» OU «MÉTISSAGE CULTUREL»

Un article de Pierre-André Taguieff
UNE NOUVELLE ILLUSION THÉORIQUE DANS LES SCIENCES SOCIALES : LA GLOBALISATION COMME «HYBRIDATION» OU «MÉTISSAGE CULTUREL»




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La grande question anthropologique aujourd'hui est de comprendre les conséquences culturelles de la globalisation, ce qui implique de se forger les outils conceptuels requis pour les analyser dans leur spécificité. On sait que la globalisation constitue un processus planétaire complexe dont la première caractéristique est d'accélérer les échanges, les transferts et les mélanges, et, partant, d'ébranler les identités collectives substantielles, de les rendre instables et provisoires, alimentant incertitudes et craintes dans les masses territorialisées, et suscitant au contraire de l'espoir dans le monde des élites transnationales. La globalisation donne de la vitesse à des processus qui étaient déjà constitutifs de la modernité : contacts et échanges entre civilisations ou cultures, rencontres et emprunts réciproques, communication et interaction entre formes sociales et culturelles. Certains théoriciens postmodernes y voient un processus global de « fluidification », voire de « liquéfaction » affectant toutes les formes sociales réputées « stables », toutes les entités culturelles jusque-là perçues comme « solides » (Bauman, 2004, 2006a et b, 2007). Le discours d'éloge de la globalisation ou de la mondialisation, oubliant l'anxiété croissante provoquée par la dissolution des formes sociales et des spécificités nationales, met au premier plan ces caractéristiques supposées positives, qui semblent s'opposer sainement aux attitudes racistes de rejet des mélanges raciaux, de réification des identités collectives et de fermeture aux échanges entre cultures ou au « dialogue des civilisations ». Les mondialisateurs heureux y voient un progrès général de la tolérance et de l'« ouverture à l'autre », la promesse d'une universalisation rapide de l'écoute réciproque des cultures, processus qu'on célèbre ordinairement comme « enrichissant ».



L'évaluation positive des phénomènes de syncrétisme culturel s'est accentuée chez les théoriciens de la globalisation ayant recours à la métaphore de l'« hybridité », de l'« hybridation » ou du « métissage » (Clifford, 1994 ; Pieterse, 1995 ; Werbner, 2004). Idée paraissant simple, voire lumineuse : la globalisation étant une « hybridation », elle serait en elle-même un mécanisme antiraciste, en ce qu'elle tendrait à faire disparaître la hantise du métissage qui forme le noyau dur de la pensée raciste moderne, en même temps qu'elle effacerait les entités ethno-raciales abusivement érigées en absolus ou en essences a-temporelles. Elle ferait passer d'un régime de pensée essentialiste privilégiant les entités fixes et homogènes à un nouveau régime de pensée accueillant l'instabilité et l'hétérogénéité (Laplantine et Nouss, 1997 et 2001). Puissant dissolvant des identités substantielles, elle permettrait d'échapper à la surdité mutuelle des cultures, aux chocs ou aux heurts inter-civilisationnels qui paraissaient inévitables, ainsi qu'à la guerre des mondes culturels. Mais cette idée réconfortante risque de s'avérer simpliste, en dépit du parfum d'évidence que lui a donné une mode intellectuelle persistante (Brah et Coombes, 2000).



L'extension métaphorique des termes de métissage et d'hybridation au domaine des phénomènes culturels caractérisés par les contacts, les échanges et les emprunts culturels est en effet devenue banale. Et les théoriciens optimistes du métissage culturel ( cultural hybridization ) se sont multipliés dans les centres de recherche et les universités. À l'ère du « réseau » planétaire, de la « mixité », de la rencontre ou du « croisement » des cultures (« en mouvement », ou « migrantes »), ne va-t-il pas de soi de recourir aux métaphores du « mélange des couleurs » ou du « métissage », qui rime avec « tissage » (Bellavance, 2001), et semble appeler au « tissage » ou au retissage des « races », des « ethnies » et des « cultures » pour fabriquer une « humanité métissée » ? Chez les sociologues et les anthropologues, on parlait naguère d'« acculturation » (Redfield, Linton et Herskovits, 1936 ; Herskovits, 1938 ; Linton, 1940), puis d'interpénétrations et d'entrecroisements de civilisations différentes (Bastide, 1960 et 1970). Certains auteurs se sont efforcés de penser ensemble les différentes figures de la rencontre des identités collectives, les relations interethniques et les phénomènes d'« acculturation » (Abou, 1986). Étudier l'immigration, par exemple, implique d'analyser en sociologue le « bricolage culturel » auquel donnent lieu les contacts entre les populations immigrées et les sociétés d'accueil, et qui se réalise comme une « acculturation limitée » (Schnapper, 1986, pp. 148-151). D'autres auteurs, écrivains ou spécialistes de sciences sociales, ont célébré le « croisement des cultures », défini sans surprise comme l'ensemble des « formes que prennent la rencontre, l'interaction, le mélange de deux sociétés particulières » (Todorov, 1986, p. 5). En 1978, Michel Foucault concevait la « philosophie de l'avenir » comme le résultat possible de ces « rencontres » et de ces entrecroisements : « Si une philosophie de l'avenir existe, elle doit naître en dehors de l'Europe ou bien elle doit naître en conséquence de rencontres et de percussions entre l'Europe et la non-Europe. » (Foucault, 1994, pp. 622-623 ; Carrette, 1999, p. 113).



Ce jeu de métaphores mixomorphes possède une valeur descriptive indéniable. La constitution de « répertoires culturels noirs », par exemple, s'est faite sur le mode d'une « appropriation sélective » des idéologies, des cultures et des institutions européennes en même temps que de l'héritage africain (Hall, 2008, p. 306). Dans les années 1980, l'expression privilégiée pour désigner de tels processus était « métissage culturel », portée par le discours médiatique qui se donnait ainsi un parfum d'engagement « antiraciste ». Dans la foulée, on a parlé de « logiques métisses » (Amselle, 1990), de « pensée métisse » (Gruzinski, 1999), de « croisements culturels », de « formes hybrides » ou d'« hybridation culturelle ». À la question de savoir quelle pouvait être l'utilité d'une notion comme celle d'hybridation dans les sciences sociales, le philosophe argentin Nestor García Canclini répondait de la façon suivante : « Ce terme permet de mieux appréhender différentes formes de brassage culturel, autre que celui de métissage, limité aux mélanges entre races, ou celui de syncrétisme, qui se réfère quasi toujours à des phénomènes de fusion de mouvements religieux ou de symboliques traditionnels. » (Canclini, 2000b, pp. 78-79). Mais la métaphore du « brassage », appliquée aux phénomènes culturels, reste elle-même à interroger. En 1992, le sociologue et politologue britannique Stuart Hall, dans un article intitulé « Quel est ce “noir” dans “culture populaire noire” ? », formulait cette mise au point :



« Il n'y a, dans la culture populaire noire, à strictement parler, ethnographiquement parlant, absolument pas de formes pures. Ces formes sont toujours le produit d'une synchronisation partielle, d'un engagement qui traverse les frontières culturelles, d'une confluence de différentes traditions culturelles, de négociations entre des positions dominantes et subordonnées, de stratégies souterraines de recodage et de transcodage, de significations critiques et de processus de significations. Toutes ces formes sont impures ; toutes sont, à quelque degré, des hybrides d'une base vernaculaire. Aussi faut-il toujours les considérer (…) surtout pour ce qu'elles sont : des adaptations façonnées dans les espaces mêlés, contradictoires et hybrides de la culture populaire. » (Hall, 2008, p. 306).



En 1989, Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant publiaient leur Éloge de la créolité qui semblait sonner le glas des classiques éloges de la négritude de la génération d'Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor. Mais l'éloge de la « créolisation » se ne limitait pas à l'espace littéraire. Il débordait le champ esthétique pour s'ériger en vision du monde, comprenant une éthique et une politique. C'est cette vision ambitieuse qu'on trouve dans l'œuvre de l'écrivain-essayiste Édouard Glissant (1990 et 1997), qui commence son Traité du Tout-Monde (1997) par cette célébration du métissage : « La pensée du métissage , de la valeur tremblante non pas seulement des métissages culturels mais, plus avant, des cultures de métissage, qui nous préservent peut-être des limites ou des intolérances qui nous guettent, et nous ouvriront de nouveaux espaces de relation » (Glissant, 1997, p. 15). L'hybridité est ainsi valorisée à l'extrême, comme expérience humaine, méthode d'invention et de création, et aussi comme style de vie caractérisé par sa « richesse » et son « ouverture ». C'est là suggérer qu'une existence « métissée » constitue la plus haute forme de l'existence humaine. Le « métissage », métaphoriquement généralisé, tend ainsi à devenir une méthode de salut. Le mot « métissage » lui-même prend une valeur magique : il est invoqué comme une force agissante.



Les métaphores choisies et indéfiniment sollicitées par les critiques, les sociologues et les anthropologues ont toutes des connotations biologisantes, voire racialistes : « mélange », « croisement », « hybridation » ou « hybridité », « métissage ». Elles présupposent l'existence d'un état premier ou originel, un état de non-mélange jugé heureusement dépassé (ce serait même un « progrès »), caractérisé par la « pureté » des entités en question (de la « race » à la « culture », en passant par l'« ethnie »). Un état de nature, qu'on peut dire « sauvage », que les zootechniciens et les horticulteurs ont les premiers aboli par les techniques de sélection volontaire des « races » et des « variétés, et la pratique d'une hybridation contrôlée. Comme l'a montré Robert Young (1995), les usages culturels de la notion d'hybridité présupposent l'existence d'un passé culturel qui serait « pur », quelque chose comme un état de culture naturel, sans mélanges. Le sociologue et politologue Stuart Hall s'est élevé contre un tel usage du terme d'hybridité, en ce qu'il renvoie à un « processus mettant en présence des cultures au départ unitaires et autonomes qui se seraient ensuite réunies pour donner naissance à de l'hybridation » (Hall, 2009, p. 29). En dépit des intentions « antiracistes » déclarées de leurs utilisateurs, ces métaphores mélangistes racialisent ce à quoi elles renvoient. On peut ainsi célébrer l'impureté ou la souillure, renverser les jugements de valeur sur ce qui a perdu sa pureté d'origine, on n'efface pas pour autant la référence au mythe de la pureté originelle, où, dans la modernité, la croyance à la « pureté du sang » occupe la place centrale. La représentation d'une identité produite par amalgame ou mélange de substances ne fait que prendre la place occupée par celle de « pureté du sang » (Young, 1995, p. 10). Le discours mixophile présuppose l'existence de « races », d'« espèces » ou de «par l'état résultant des mélanges, des alliages ou des amalgames. Dans l'éloge contemporain de la « beauté du métis » (Hocquenghem, 1979) s'entend l'écho de celui de la « race » la plus belle, la « caucasienne » selon Blumenbach (1795 et 1804), exprimant l'une des évidences esthétiques de son époque (Bindman, 2002, pp. 190-201 ; Baum, 2006, pp. 73-92). L'idéal esthétique est certes aujourd'hui tout autre : la beauté des mythiques « races pures » a fait place à la beauté mythique des « métis ». Mais dans la célébration du mélange ou du mixte l'on perçoit des rémanences non contrôlées de la vieille fascination exercée par le pur ou l'homogène. Dans l'éloge de l'impureté résonne celui de la pureté. Un écho inversé reste un écho.



Les connotations politiques des éloges contemporains du métissage vont toujours dans le même sens : la mise en accusation de l'idéal d'homogénéité ethnique (ou « ethno-culturelle ») impliqué par le nationalisme (Gellner, 1989, pp. 11-13, 63-64). Et l'antinationalisme tend à se radicaliser en antinationisme, voire en haine de soi, ou, en termes savants, en une forme quelconque de sociocentrisme négatif, qui consiste à rejeter le groupe propre en idéalisant les mérites d'un groupe autre (Taguieff, 1995, p. 32). En quoi la mixophilie est une forme particulière de philoxénie ou de xénophilie, d'amour immodéré pour l'étranger en tant que tel. Dans son livre à la gloire du « métis », Hocquenghem marie la dénonciation de l'homophobie à une francophobie assumée, attestée dès le sous-titre de son pamphlet : « Réflexions d'un francophobe ». Liés explicitement ou non à une forme de sociocentrisme négatif ou de patriotisme inversé (philoxénie), les éloges « progressistes » de la « France métisse » se sont banalisés dans les années 1980. C'est ainsi que Jacques Chirac, au cours d'un voyage aux Antilles, a cru pouvoir lancer à son auditoire supposé « métissé » : « Nous sommes tous des métis » (cité par Le Monde , 15 septembre 1987). Le recours à la rhétorique unanimiste est une forme de connivence chère à tous les démagogues. Deux slogans antiracistes, se présentant comme des définitions mixophiles de la nation française, ont été massivement diffusés lors de la seconde « Marche pour l'égalité » (1984) : « La France, c'est comme une mobylette. Pour avancer, il lui faut du mélange » ; « Super, la France marche au mélange » (Taguieff, 1988, p. 381). L'antiracisme français, jusque-là aveugle à la couleur au nom de l'universalisme égalitaire de tradition républicaine, s'est transformé en un antiracisme mixophile prônant le métissage comme une norme majeure (Taguieff, 1995, pp. 53-81). Mais il y a mélange et mélange. L'idéal mixophile s'est en réalité fixé sur le type du métis Blanc/Noir, en s'incarnant par excellence dans la figure de l'afro-américain (ni trop « noir », ni trop « blanc »). Cette transfiguration du métis Blanc/Noir marque la sortie du système biracial américain classique : un nouveau type d'identité raciale s'imposait, résultat d'un « mélange » désormais positivement valorisé (Zack, 1993). La vague mondiale de l'obamanolâtrie, observable en 2008-2009, doit certainement beaucoup à la normalisation des nouvelles normes mixophiles, qui favorise une perception positive de l'élégance et de la prestance du « beau métis » afro-américain devenu président des États-Unis. Certains se sont risqués à inclure le président Sarkozy dans le cercle du métissage heureux, en le décrivant comme un « petit Français au sang mêlé ». Mais l'absence de « racines africaines » semble constituer désormais un handicap, du moins dans l'espace médiatique dominé par les normes de la pop-éthique du « métissage ».



Pour les sociologues et les anthropologues adeptes d'une vision messianique ou rédemptrice de l'hybridation, les sociétés multiethniques sont idéalement pensées comme transethniques : le mélange, celui des corps comme celui – métaphorique - des esprits et des cultures, tendrait vers la fusion à travers la transaction, par-delà la coexistence. La logique identitaire ferait place à celle du « passage » ou de « l'entre-deux », le principe d'identité s'abolirait dans un principe d'ambiguïté ou d'équivocité : à un espace réglé par l'alternative « l'un ou l'autre » se substituerait un espace où les êtres seraient à la fois « l'un et l'autre » (terme complexe) et « ni l'un ni l'autre » (terme neutre), comme en passant. Homi Bhabha recourt ainsi à la métaphore de l'hybridité pour caractériser un espace intermédiaire (« third space »), « l'interface colonial », doté d'une ambivalence jugée positive en ce qu'elle serait au principe de nouvelles catégories de signification (Bhabha, 1994). À partir de ces espaces hybrides ou « interstitiels » s'inventeraient, selon Bhabha, des « stratégies du soi – singulières ou collectives - qui donnent naissance à de nouveaux signes de l'identité, à des lieux innovateurs de collaboration et de contestation, dans l'acte de définition du concept de société lui-même » (Bhabha, 1994, pp. 1-2). L'imitation peut en effet ne pas aller de pair avec une désidentification, mais au contraire favoriser l'apparition d'une double vision du monde. De W. E. B. Du Bois à Paul Gilroy, la notion de « double conscience » a fait l'objet de réflexions d'une grande richesse (Du Bois, 2004 ; Bruce, 1972 ; Gilroy, 2003, pp. 173 sq .). Corrélativement, en s'efforçant de repenser la sympathie à partir de l'hétérogénéité, Du Bois a ouvert la voie à une manière féconde de penser l'identité démocratique à partir du modèle du « multiple self » (Bull, 1998). Mais chez de nombreux auteurs contemporains célébrant l'hybridation culturelle, on rencontre un éloge plutôt naïf de la fusion rédemptrice, et d'une fusion furtive, qui prend souvent l'allure d'un éloge de la confusion créatrice. Mesuré dans ses analyses, Stuart Hall avance la thèse que l'« hybridité culturelle » est en train de changer la société britannique d'une façon positive : le simple constat qu'un processus de métissage affecte la production culturelle amène selon lui la société britannique à réfléchir sur le fait qu'elle n'est pas culturellement homogène (Hall, 1995). Ce serait là un « progrès ». D'autres théoriciens mixophiles moins prudents attendent le salut de « l'hétérogénéité métisse », où ils croient voir une puissance de « reconstruction permanente » (Nouss, 2002, p. 111).



On peut aller plus loin dans la néo-religion du métissage salvateur. Certains anthropologues militants, adeptes de « l'image enchantée du métissage » (Cunin, 2001), appellent à l'adoption d'une « raison métisse » (Amselle, 1990), quitte à dénoncer quelques années plus tard le « fantasme » ou le « piège » du métissage (Amselle, 1999 et 2000). S'adapter à la globalisation, ce serait adopter les normes du métissage en tous domaines, devenir soi-même métis, définir un horizon de métissage généralisé, postracial ou postethnique, pour l'humanité. L'homme de la mondialisation devrait se donner une « identité métisse », c'est-à-dire une identité floue ou fluctuante, incertaine, « bâtarde », impliquant la dilution des oppositions binaires (blanc/noir), brouillant les fontières entre les identités raciales bricolées sur la base de phénotypes distinctifs. Une thèse de doctorat en géographie, soutenue en 2000, est consacrée à la construction d'une « urbanité métisse en Amérique latine » (Baby, 2000). L'envers du décor « métissé », c'est que ces villes « cosmopolites » constituent une source intarissable de peurs, voire d'angoisses, qui alimentent une « paranoïa mixophobique » (Bauman, 2007, p. 119). Et les produits « métissés » font partie du décor des sociétés marchandes mondialisées : le nouveau « cosmopolitisme marchand » fait une grande consommation, notamment en raison de ses effets « somnifères » ou « tranquillisants » (Canclini, 2000a), de l'hybridité dans son discours publicitaire, dans ses bars et restaurants branchés (« hybrides »), dans ses industries culturelles (les « musiques métissées » sont partout) (Hutnyk, 2005). D'où ce résultat paradoxal : c'est par la diffusion planétaire normative de l'hybridité culturelle qu'est réalisée une homogénéité culturelle ne rencontrant que très peu de résistance. L'hybridation mondialisée est le rouleau compresseur qui produit l'homogénéisation et le nivellement des cultures, l'abolition finale de la diversité culturelle. Qu'opposer au processus d'hybridation supposé « progressiste » sinon les grosses notions d'identité ou de différence culturelle, disqualifiées pour « racisme », « nationalisme », « essentialisme » ou « communautarisme » ? Le combat semble perdu d'avance. Ce qui est sûr, c'est que, dans ce monde « métissé » en perpétuel mouvement, les nouvelles élites « hybrides et transnationales », mobiles et déterritorialisées, « nomades », sans identité définissable, sont comme poisson dans l'eau (Spivak, 1999). Ce monde est fait pour elles, non pour les peuples attachés à leurs langues, leurs paysages, leurs traditions. Leurs célébrateurs professionnels sont surinvités par les médias, avec l'idéologie implicite desquels ils sont en phase. Le discours d'éloge des échanges, des mélanges et du changement perpétuel a la réputation d'être « moderne », c'est-à-dire actuel ou contemporain, donc intrinsèquement bon. Telle est l'expression du conformisme intellectuel de notre temps (Taguieff, 2007, pp. 595-620).



Par ailleurs, les antiracistes qui s'étaient convertis à la religion du « métissage culturel » se trouvent sans voix devant certaines formes caractérisées de « refus de l'hybridité culturelle », par exemple chez les femmes musulmanes dans nombre de pays européens (dont la France et la Grande-Bretagne). Comment interpréter ce rejet du projet normatif mixophile supposé séduisant, en particulier pour les femmes de religion musulmane ? Les pessimistes dénoncent alors un « repli communautaire », une « communautarisation » ou un mouvement « communautariste » propre à certains milieux ethniques ou religieux. Les optimistes voient dans l'affichage volontaire des femmes musulmanes au sein de l'espace public des sociétés européennes (Amiraux, 2003) une « hybridation de la sphère publique » elle-même (Kiwan, 2007). Le moins mauvais usage du terme d'« hybridité » consiste à le réduire à sa fonction critique, comme le suggère Stuart Hall (2009, p. 29) : « Le principal intérêt de l'hybridité pour nous, c'est de mettre en évidence le caractère syncrétique des cultures qui se pensent unifiées et autonomes. » L'utilité de la notion tient à ce qu'elle peut intervenir comme un outil de la pensée critique permettant de dissiper les illusions ontologiques ou substantialistes qui ne cessent de renaître face aux identités collectives.



Plus fondamentalement, on peut objecter que les tenants que la vision enchantée du « métissage » ou de l'« hybridation » dans le champ culturel oublient que ces termes d'origine biologique ou bioanthropologique sont porteurs de connotations héritées de leurs avatars historiques, « racistes » et « antiracistes », qui sont réinvesties confusément dans leurs usages métaphoriques. La péjoration de ces termes, due à un long usage raciste, ne disparaît pas avec leurs réemplois antiracistes. C'est pourquoi leurs usages métaphoriques alimentent l'ambiguïté, voire l'équivoque du discours antiraciste construit sur la stricte et naïve inversion des thèses racistes explicites : renverser la hantise du métissage, la mixophobie, en un éloge du métissage, en mixophilie, est un jeu d'enfants qui ne règle aucun problème, ni conceptuel, ni sociétal. Concernant ces « branchements » (Amselle, 2001), ces « transactions symboliques » ou ces syncrétismes culturels, le moins mauvais terme conceptualisant, à cet égard, semble être celui de « créolisation » (Hannerz, 1987 ; Benoist, 1996 ; Célius, 1999 ; Bonniol, 2006). Mais, s'il permet de décrire les processus culturels observables dans les îles antillaises ou de l'océan indien, il ne saurait s'appliquer à toutes les aires culturelles. En outre, on peut remarquer que l'identité-relation ou la créolisation, célébrées par nombre d'écrivains-théoriciens contemporains, dont le plus notable est Édouard Glissant (1990 et 1997), présupposent la catégorie de « racine » à laquelle elles s'opposent, et ainsi postulent « l'existence de cultures ou de sociétés closes au principe de l'humanité » (Amselle, 2008, p. 22). L'essentialisme se venge : chassé par la porte (la vision du métissage rédempteur), il revient par la fenêtre (le retour du présupposé identitaire, sur le mode de l'effet pervers). La saveur des métaphores peut nous bercer d'illusions. Il faut prendre garde aux ruses de l'essentialisme.



La leçon épistémologique qu'on peut tirer d'un tel suremploi du vocabulaire contemporain du « croisement » et du « mélange » (de la « mixité et de la « diversité » au « métissage « et à l'« hybridité »), suremploi qui a fait émerger une langue de bois utilisée par les célébrateurs de la mondialisation comme entrée dans une ère radieuse, c'est que les usages métaphoriques de mots séduisants dans la conjoncture ne remplacent pas les difficiles élaborations conceptuelles, ni la construction patiente de modèles théoriques sur la base d'hypothèses réfutables. Le discours publicitaire, faut-il le rappeler, ne doit pas être confondu avec le langage construit de la connaissance scientifique. S'il ne faut pas « prendre la paille des mots pour le grain des choses » (Leibniz), il ne faut pas non plus prendre les scintillements des métaphores pour des théorisations scientifiques. Des « croisements » aux « branchements », en passant par les « hybridations » et les « métissages », n'assiste-t-on pas à une vaine parade de métaphores trompeuses, impensées, dangereuses dans leurs effets de sens non contrôlés, exprimant l'impuissance conceptuelle des sociologues et des anthropologues face aux conséquences culturelles de la globalisation ?





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Voir aussi : globalisation , métissage , pierre-andré taguieff , politiquement correct

Mercredi 08 Juillet 2009

Pierre-André Taguieff

directeur de recherche au CNRS, Centre de recherches politiques de Sciences Po, Paris.

 


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